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Lacan - Le travail du psychanalyste
Par
sgarniel
Le 03/12/2023
L’express. – Un psychanalyste, c’est très intimidant. On a le sentiment qu’il pourrait vous manœuvrer à son gré… qu’il en sait plus que vous-même sur les motifs de vos actes. […] Il y a là une sorte de terrorisme, on se sent violemment arraché à soi-même…
Dr Lacan – La psychanalyse, dans l’ordre de l’homme, a en effet tous les caractères de subversion et de scandale qu’a pu avoir, dans l’ordre cosmique, le décentrement copernicien du monde : la terre, lieu d’habitation de l’homme, n’est plus le centre du monde ! Eh bien ! la psychanalyse vous annonce que vous n’êtes plus le centre de vous-même, car il y avait en vous un autre sujet, l’inconscient. C’est une nouvelle qui n’a pas d’abord été bien acceptée. Ce prétendu irrationalisme dont on a voulu affubler Freud ! Or c’est exactement le contraire : non seulement Freud a rationalisé ce qui jusque-là avait résisté à la rationalisation, mais il a même montré en action une raison raisonnante comme telle, je veux dire en train de raisonner et de fonctionner comme logique, à l’insu du sujet – ceci dans le champ même classiquement réservé à l’irraison, disons le champ de la passion. C’est cela qu’on ne lui a pas pardonné. […]
Savoir qu’il y a toute une partie des fonctions psychiques qui ne sont pas à la portée de la conscience, on n’avait pas attendu Freud pour ça ! Si vous tenez à une comparaison, Freud serait plutôt Champollion ! Des symptômes, quand vous croyez en reconnaître, ne vous semblent irrationnels que parce que vous les prenez isolés, et que vous voulez les interpréter directement. Voyez les hiéroglyphes égyptiens : tant qu’on a cherché quel était le sens direct des vautours, des poulets, des bonshommes debout, assis, ou s’agitant, l’écriture est demeurée indéchiffrable. C’est qu’à lui tout seul le petit signe « vautour » ne veut rien dire ; il ne trouve sa valeur signifiante que pris dans l’ensemble du système auquel il appartient. Eh bien ! les phénomènes auxquels nous avons affaire dans l’analyse sont de cet ordre-là, ils sont d’un ordre langagier.
Le psychanalyste n’est pas un explorateur de continents inconnus ou de grands fonds, c’est un linguiste : il apprend à déchiffrer l’écriture qui est là, sous ses yeux, offerte au regard de tous. Mais qui demeure indéchiffrable tant qu’on n’en connaît pas les lois, la clé. […]
C’est là qu’intervient le psychanalyste.
Entretien avec Madeleine Chapsal paru dans L’express du 31 mai 1957, n° 310
Machiavel - Tenir ses promesses ?
Par
sgarniel
Le 23/04/2022
« Combien il est louable à un prince de tenir sa parole, de vivre avec intégrité sans employer la ruse, chacun en convient. Cependant, l’expérience de notre temps montre que les princes qui ont fait de grandes choses sont ceux qui ont tenu peu compte de leur parole, et qui ont su, grâce à la ruse, circonvenir l’esprit des hommes ; et à la fin ils ont vaincu ceux qui se sont fondés sur la loyauté. […]
Comme le prince est donc contraint de savoir bien user de la bête, il doit entre toutes choisir le renard et le lion ; le lion en effet ne se défend pas des pièges, le renard ne se défend pas des loups. Il faut donc être renard pour connaître les pièges et lion pour effrayer les loups. Ceux qui se fondent uniquement sur le lion n’y entendent rien. C’est pourquoi un seigneur prudent ne doit pas tenir sa parole lorsque la promesse qu’il a faite tourne à son désavantage et qu’ont disparu les raisons qui lui avaient fait promettre. Si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon, mais comme ils sont méchants et qu’ils ne tiendraient pas la parole qu’ils t’ont donnée, toi non plus tu n’as pas à tenir celle que tu leur as donnée. D’ailleurs, les raisons de justifier le manquement à la parole n’ont jamais fait défaut aux princes. On pourrait en donner une infinité d’exemples modernes et montrer combien de traités de paix, combien de promesses ont été rendus nuls et non avenus à cause du manque de parole des princes : et c’est celui qui a su le mieux user du renard qui a triomphé. Mais cette nature, il est nécessaire de bien la maquiller, et d’être grand simulateur et dissimulateur ; et les hommes sont si naïfs, et ils obéissent tant aux nécessités présentes que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se laissera tromper. »
Nicolas Machiavel, Le Prince (1532)
Par
sgarniel
Le 23/04/2022
« Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l'autre. C'est comme si j'avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots. Mon langage tremble de désir. L'émoi vient d'un double contact : d'une part toute une activité de discours vient relever discrètement, indirectement, un signifié unique, qui est je te désire, et le libère, l'alimente, le ramifie, le fait exploser (le langage jouit de se toucher lui-même) ; d'autre part, j'enroule l'autre dans mes mots, je le caresse, je le frôle, j'entretiens ce frôlage, je me dépense à faire durer le commentaire auquel je soumets la relation. »
Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux (1977)
Aristote - Rhétorique & Vérité
Par
sgarniel
Le 23/04/2022
« Admettons donc que la rhétorique est la faculté de découvrir spéculativement ce qui, dans chaque conscience, peut être propre à persuader. Aucun autre art n’a cette fonction ; tous les autres sont, chacun pour son objet, propre à l’enseignement et à la persuasion ; par exemple, la médecine sur les états de santé et de maladie ; la géométrie pour les variations des grandeurs ; l’arithmétique au sujet des nombre, et ainsi de autres arts et sciences ; mais, peut-on dire, la rhétorique semble être la faculté de découvrir spéculativement sur toute donnée le persuasif ; c’est ce qui nous permet d’affirmer que la technique n’en appartient pas à un genre propre et distinct.
Entre les preuves, les unes sont extra-techniques, les autres techniques ; j’entends par extra-techniques celles qui n’ont pas été fournies par nos moyens personnels, mais étaient préalablement données, par exemple les témoignages, les aveux sous la torture, les écrits, et autres du même genre ; par techniques, celles qui peuvent être fournies par la méthode et nos moyens personnels ; il faut par conséquent utiliser les premières, mais inventer les secondes. Les preuves administrées par le moyen du discours sont de trois espèces : les premières consistent dans le caractère de l’orateur ; les secondes, dans les dispositions où l’on met l’auditeur ; les troisièmes, dans le discours même, parce qu’il démontre ou paraît démontrer.
On persuade par le caractère, quand le discours est de nature à rendre l’orateur digne de foi, car les honnêtes gens nous inspirent confiance plus grande et plus prompte sur toutes les questions en général, confiance entière sur celles qui ne comportent point de certitude, et laissent une place au doute. Mais il faut que cette confiance soit l’effet du discours, non d’une prévention sur le caractère de l’orateur. Il ne faut donc pas admettre, comme quelques auteurs de Techniques, que l’honnêteté même de l’orateur ne contribue en rien à la persuasion ; c’est le caractère qui, peut-on dire, constitue presque la plus efficace des preuves.
La persuasion est produite par la disposition des auditeurs, quand le discours les amène à éprouver une passion ; car l’on ne rend pas les jugements de la même façon selon que l’on ressent peine ou plaisir, amitié ou haine. C’est, nous le répétons, le seul but où visent dans leurs Techniques les auteurs actuels. Nous éluciderons chacun de ces points quand nous parlerons des passions. C’est le discours qui produit la persuasion, quand nous faisons sortir le vrai et le vraisemblable de ce que chaque sujet comporte de persuasif. »
Aristote, Rhétorique (IVe siècle av JC)
Rousseau : Plaisir du pur sentiment d'exister
Par
sgarniel
Le 22/04/2022
« Mais s'il est un état où l'âme trouve une assiette assez solide pour s'y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d'enjamber sur l'avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s'y trouve peut s'appeler heureux, non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu'on trouve dans les plaisirs de la vie mais d'un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme aucun vide qu'elle sente le besoin de remplir. Tel est l'état où je me suis trouvé souvent à l'île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l'eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d'une belle rivière ou d'un ruisseau murmurant sur le gravier.
De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. »
Jean-Jacques Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire (1782)
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sgarniel
Le 06/03/2022
L’événement Hiroshima
« Il ne peut pas être question de dire que nous sommes psychologiquement devenus de nouveaux hommes depuis 1945, que nous avons subi une transformation intérieure à cause de l'événement Hiroshima. Là où une telle transformation deviendrait visible, elle resterait de toute façon insignifiante. La nommer d'un même souffle en même temps que les modifications psychologiques évidentes qui résultent de notre commerce quotidien avec des instruments comme la voiture ou le téléviseur serait absurde. Il vaut mieux considérer que le nouveau phénomène qui s'est abattu sur nous semble jusqu'à présent à peine nous concerner et que nous avons négligé de tenir compte du monde modifié dans lequel nous sommes maintenant transplantés et de nous modifier à notre tour. Bref, notre obsolescence psychique est aujourd'hui notre défaut par excellence.
Nous sommes pourtant autres. Nous sommes des êtres d'un nouveau genre. Des événements de la taille d'Hiroshima n'attendent pas de savoir si nous voulons bien condescendre à les envisager et à nous mesurer à eux. Ce sont eux qui décident qui est transformé. D'où la question : qu'est-ce que l'événement Hiroshima a transformé en nous ? Notre statut métaphysique.
Dans quelle mesure l'a-t-il transformé ? Jusqu'en 1945, nous n'avons tenu qu'un second rôle dans une pièce sans fin, dans une pièce dont nous ne nous sommes du moins pas cassé la tête pour savoir si elle avait ou non une fin. La pièce dans laquelle nous jouons désormais des hommes sans puissance est elle-même devenue secondaire. - D'une façon non imagée, maintenant : jusqu'en 1945, nous n'avons été que les membres mortels d'un genre conçu comme intemporel, d'un genre face auquel nous ne nous sommes du moins jamais vraiment posé la question : « Est-il mortel ou immortel ? » Maintenant, nous appartenons à un genre qui, en tant que tel, est mortel. « Mortel » (il est inutile de dissimuler cette distinction) non pas au sens d'un devoir-mourir, mais au sens d'un pouvoir-mourir. Nous sommes passés du rang de « genre des mortels » à celui de « genre mortel »
Günther Anders, Le temps de la fin (1960)
W. Benjamin - Ange de l'Histoire
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sgarniel
Le 05/03/2022
)L’Histoire des vainqueurs...
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire.
Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès ».
Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire (1940)
Hegel : La Raison dans l'Histoire
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sgarniel
Le 05/03/2022
« L'histoire universelle est la manifestation du processus divin, de la marche graduelle par laquelle l'Esprit connaît et réalise sa vérité. Tout ce qui est historique est une étape de cette connaissance de soi. Le devoir suprême, l'essence de l'Esprit est de se connaître soi-même et de se réaliser. C'est ce qu'il accomplit dans l'histoire : il se produit sous certaines formes déterminées, et ces formes sont les peuples historiques. Chacun de ces peuples exprime une étape, désigne une époque de l'histoire universelle. Plus profondément : ces peuples incarnent les principes que l'Esprit a trouvés en lui et qu'il a dû réaliser dans le monde. Il existe donc entre eux une connexion nécessaire qui n'exprime rien d'autre que la nature même de l'Esprit.
L'histoire universelle est la manifestation du processus divin absolu de l'Esprit dans ses plus hautes figures : la marche graduelle par laquelle il parvient à sa vérité et prend conscience de soi. Les peuples historiques, les caractères déterminés de leur éthique collective, de leur constitution, de leur art, de leur religion, de leur science, constituent les configurations de cette marche graduelle. Franchir ces degrés, c'est le désir infini et la poussée irrésistible de l'Esprit du Monde, car leur articulation aussi bien que leur réalisation est son concept même. Les principes des Esprits populaires, dans la série nécessaire de leur succession, ne sont eux-mêmes que les moments de l'unique Esprit universel : grâce à eux, il s'élève dans l'histoire à une totalité transparente à elle-même et apporte la conclusion. »