« Combien il est louable à un prince de tenir sa parole, de vivre avec intégrité sans employer la ruse, chacun en convient. Cependant, l’expérience de notre temps montre que les princes qui ont fait de grandes choses sont ceux qui ont tenu peu compte de leur parole, et qui ont su, grâce à la ruse, circonvenir l’esprit des hommes ; et à la fin ils ont vaincu ceux qui se sont fondés sur la loyauté. […]
Comme le prince est donc contraint de savoir bien user de la bête, il doit entre toutes choisir le renard et le lion ; le lion en effet ne se défend pas des pièges, le renard ne se défend pas des loups. Il faut donc être renard pour connaître les pièges et lion pour effrayer les loups. Ceux qui se fondent uniquement sur le lion n’y entendent rien. C’est pourquoi un seigneur prudent ne doit pas tenir sa parole lorsque la promesse qu’il a faite tourne à son désavantage et qu’ont disparu les raisons qui lui avaient fait promettre. Si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon, mais comme ils sont méchants et qu’ils ne tiendraient pas la parole qu’ils t’ont donnée, toi non plus tu n’as pas à tenir celle que tu leur as donnée. D’ailleurs, les raisons de justifier le manquement à la parole n’ont jamais fait défaut aux princes. On pourrait en donner une infinité d’exemples modernes et montrer combien de traités de paix, combien de promesses ont été rendus nuls et non avenus à cause du manque de parole des princes : et c’est celui qui a su le mieux user du renard qui a triomphé. Mais cette nature, il est nécessaire de bien la maquiller, et d’être grand simulateur et dissimulateur ; et les hommes sont si naïfs, et ils obéissent tant aux nécessités présentes que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se laissera tromper. »
Nicolas Machiavel, Le Prince (1532)