Le Bonheur

1. Comment trouver le bonheur ?

a) Distinguer plaisir, joie et bonheur ?

Comment d’abord définir le bonheur ? En effet, Kant nous indique déjà dans Les fondements de la métaphysique des mœurs, que le bonheur est un concept difficile à définir, un « concept indéterminé ». Si l’on admet, avec les philosophes de l’Antiquité, que le bonheur est le « Souverain Bien », l’eudémonisme, c’est-à-dire qu’il est ce que tout homme cherche, la réalisation et la finalité de toute vie humaine, il faut bien étudier les moyens de l’atteindre et en identifier les conditions favorables ou défavorables.

Nous pouvons aborder le bonheur sous l’angle du plaisir. En effet, il paraît évident que le bonheur ne consiste pas en une souffrance perpétuelle, mais bien en un état dans lequel le plaisir serait le plus important, ou le plus constant. Mais, le bonheur n’est cependant pas un moment de joie ou d’extase s’il veut constituer plutôt ce que l’on peut nommer une vie heureuse. La vie heureuse n’est pas un moment, mais bien un état ! Il nous faut donc distinguer d’abord le plaisir, la joie et le bonheur. En effet, si le plaisir semble bien être la première des caractéristiques d’un état de bonheur, c’est que celui-ci est lié à la satisfaction des sens, ou à la satisfaction intellectuelle. Nous trouvons ici la conception épicurienne du bonheur. En effet, pour Epicure[1], « le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse ». Mais, les épicuriens n’étaient pas, contrairement à ce que l’on imagine habituellement, des sensualistes ou ne cherchaient pas à faire bonne chère. Au contraire, dans le Jardin où évoluaient les disciples d’Epicure, le plaisir était dans la modération, voire dans l’ascèse (les épicuriens étaient végétariens). Alors, comment une morale du plaisir peut-elle comprendre une telle discipline ?

Si l’on vise le plaisir, il vaut mieux cependant viser un plaisir durable. De même, il faut éviter les plaisirs qui causent des souffrances par la suite. Il faut donc reporter ou suspendre souvent la satisfaction de désirs qui nous portent vers des plaisirs éphémères et dangereux. On le voit, la morale du plaisir est bien une morale, elle dicte une conduite en quête de bonheur. De même, ce qui doit être évité est ce qui trouble notre bonheur. Celui qui cherche la vie heureuse se doit ainsi de viser l’ataraxie, l’absence de troubles, qui ne peut bien entendu s’atteindre par une vie tapageuse. Il ne s’agit pas ici de laisser libre cours à ses désirs, de s’en rendre (finalement peut-être) esclave, mais de maîtriser ses désirs pour les rapporter au domaine des désirs naturels et nécessaires.

« Partant, quand nous disons que le plaisir est le but de la vie, il ne s’agit pas des plaisirs déréglés ni des jouissances luxurieuses ainsi que le prétendent encore ceux qui ne nous connaissent pas, nous comprennent mal ou s’opposent à nous. Par plaisir, c’est bien l’absence de douleur dans le corps et de trouble dans l’âme qu’il faut entendre. Car la vie de plaisir ne se trouve point dans d’incessants banquets et fêtes, ni dans la fréquentation de jeunes garçons et de femmes, ni dans la saveur des poissons et des autres plats qui ornent les tables magnifiques, elle est dans la tempérance, lorsqu’on poursuit avec vigilance un raisonnement, cherchant les causes pour le choix et le refus, délaissant l’opinion, qui avant tout fait le désordre de l’âme. »

Épicure, Lettre à Ménécée

 

 

b) Le Bonheur se trouve-t-il dans la satisfaction des désirs ?

            Si le bonheur réside dans l’accès à mes désirs, la réalité et la vie en société ne me permettant pas de satisfaire tous mes désirs, suis-je condamné à ne jamais y accéder ? Les conditions et la chance ou la malchance peuvent m’empêcher d’accéder au bonheur, et je ne peux agir sur les circonstances. Il est possible de proposer deux solutions à ce problème de l’épreuve de la réalité dans la réalisation des désirs : la première est bien entendu de limiter ces désirs par un effort de volonté et de rationalité, la seconde est de restreindre les désirs au domaine sur lequel il est possible d’agir, de changer les choses. Il faut limiter la quantité des désirs et en définir le champ d’expression.

C’est ce que permettent les efforts conjugués des éthiques épicuriennes et stoïciennes. En effet, Epicure propose déjà une discrimination entre les désirs naturels et les autres : en faisant le choix des désirs naturels, nous ne faisons pas « fausse route » en poursuivant le bonheur, c’est un bonheur accessible qui dépend de nos choix. La solution que proposent les stoïciens vient compléter cette limitation des désirs par leur réorientation.

Le stoïcisme est une des plus grandes écoles de l’Antiquité grecque qui s’est maintenue durant la période hellénistique puis romaine, d’Epictète (philosophe stoïcien du Ier siècle dont le Manuel est un classique de la pensée stoïcienne) jusqu’à Marc-Aurèle (empereur romain du IIème siècle et philosophe stoïcien – Pensées pour moi-même) et aura une influence sur la philosophie moderne de Montaigne ou de Descartes. Les stoïciens conçoivent de même le bonheur comme le « Souverain Bien » et l’envisagent comme « ataraxie », c’est-à-dire absence de troubles… Pour échapper selon eux aux caprices de la fortune, du hasard et de la chance, il ne faut se préoccuper que de ce qui dépend de nous. En effet, tout ce qui dépend de circonstances extérieures et ne peut être changé de notre fait, ne doit pas nous atteindre puisque justement nous n’y pouvons rien. Pour les stoïciens, le fou est celui qui veut que les choses arrivent comme il voudrait qu’elles arrivent. A l’inverse, le sage est celui qui veut que les choses arrivent comme elles arrivent. C’est là le secret du bonheur stoïcien : en voulant le monde tel qu’il est l’homme ne se trouble plus de désirs impossibles, il apprend à « changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde » (Descartes).

I- De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, les autres n'en dépendent pas. Celles qui en dépendent sont nos opinions, nos mouvements, nos désirs, nos inclinations, nos aversions ; en un mot, toutes nos actions.

II. Celles qui ne dépendent point de nous sont le corps, les biens, la réputation, les dignités ; en un mot, toutes les choses qui ne sont pas du nombre de nos actions.

III. Les choses qui dépendent de nous sont libres par leur nature, rien ne peut ni les arrêter, ni leur faire obstacle ; celles qui n'en dépendent pas sont faibles, esclaves, dépendantes, sujettes à mille obstacles et à mille inconvénients, et entièrement étrangères.

IV. Souviens-toi donc que, si tu crois libres les choses qui de leur nature sont esclaves, et propres à toi celles qui dépendent d'autrui, tu rencontreras à chaque pas des obstacles, tu seras affligé, troublé, et tu te plaindras des dieux et des hommes. […]

Epictète, Manuel

Il ne s’agit donc plus de rechercher la satisfaction de désirs qui ne correspondent pas à ce qui dépend de nous. Il faut agir sur ce qui dépend donc de notre liberté : les désirs et les aversions, pour les orienter convenablement vers ceux que l’on peut satisfaire par son action. Cette séparation évite de se livrer aux passions et permet de donner sens à son action. Le bonheur ici devient une sorte d’accord entre deux ordres, l’ordre de nos désirs et l’ordre du réel et la liberté devient ici la compréhension et l’acceptation de la nécessité.

            On peut se demander si ce bonheur, tel qu’il est défini par les morales de la limitation des désirs et du renoncement à la satisfaction, ne présente pas en réalité une « consolation » plutôt qu’une voie d’accès à la plénitude du bonheur. Ne faut-il pas envisager autrement le bonheur que comme « l’absence de troubles » ? Ne serait-ce pas ici un bonheur théorique, un ilot de bonheur individuel et modéré qui échapperait au tumulte du monde ? Comment penser alors un bonheur réel, et notamment un bonheur en commun, en société ?

2. Doit-on poursuivre son bonheur à tout prix ?

a) Est-on heureux tout seul ?

Le bonheur peut être recherché dans une modification de l’attitude du sujet face aux événements. Il consiste donc, selon ces philosophies antiques, nous l’avons vu à se rendre insensible aux aléas de la fatalité, de la fortune ou du monde extérieur. Mais ce modèle du bonheur n’est-il pas réducteur ?

En effet, il constitue un bonheur subjectif, limité à la sphère de l’individu qui contrôle et maîtrise ses désirs. On peut comparer le bonheur de cet individu à celui de Robinson Crusoé dans son île dans le roman de Daniel Defoe (1719) : par l’emprise de sa raison sur les choses et les événements limités de l’île, Robinson atteint au Bonheur dans sa solitude ! Mais c’est un bonheur isolé et peut-être une forme de folie, on représente souvent aujourd’hui ces personnages d’ermite rendus fous par la solitude. Mais n’est-ce pas un monde fou que celui où l’on ne serait pas perturbé par ces événements qui ne dépendent pas de nous que sont les naufrages, les disparitions d’autres hommes, ou les catastrophes naturelles… C’est le constat moderne de l’irrationalité d’un bonheur isolé que fera Michel Tournier dans sa reprise de la fable de Robinson, Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967). En effet, le thème de la robinsonnade est ici bien celui d’un monde sans autrui : un monde de liberté et d’affirmation de son union avec la nature, mais un monde sans mesure et sans réalité concrète. Le bonheur de Robinson est un bonheur pervers en ce qu’il réside dans la suppression d’autrui, c’est ce que soulignera le philosophe Gilles Deleuze[2] dans sa postface au roman. Limitation des désirs, insensibilité aux événements et suppression d’autrui (autrui est en effet une cause extérieure qui ne dépend pas de moi !) : telle serait la caricature de ce bonheur défini comme « absence de troubles ». Il ne s’agit donc pas d’un bonheur qui soit effectif dans le monde humain qui justement s’inscrit dans la réalité des événements et qui a pour milieu la vie en société !

Au contraire, le philosophe David Hume va montrer que le bonheur individuel ne peut se passer d’autrui...

 

 

b) Le Bonheur face à la politique et à la morale

« Dans toutes les créatures qui ne font pas des autres leurs proies et que de violentes passions n'agitent pas, se manifeste un remarquable désir de compagnie, qui les associe les unes les autres. Ce désir est encore plus manifeste chez l'homme: celui-ci est la créature de l'univers qui a le désir le plus ardent d'une société [...]. Nous ne pouvons former aucun désir qui ne se réfère pas à la société. La parfaite solitude est peut-être la plus grande punition que nous puissions souffrir[3]. Tout plaisir est languissant quand nous en jouissons hors de toute compagnie, et toute peine devient plus cruelle et plus intolérable.

Quelles que soient les autres passions qui nous animent, [...], le principe de toutes, c'est la sympathie [...]. Faites que tous les pouvoirs et tous les éléments de la nature s'unissent pour servir un seul homme et pour lui obéir ; faites que le soleil se lève et se couche à son commandement ; que la mer et les fleuves coulent à son gré ; que la terre lui fournisse spontanément ce qui peut lui être utile et agréable : il sera toujours misérable tant que vous ne lui aurez pas donné au moins une personne avec qui il puisse partager son bonheur, et de l'estime et de l'amitié de qui il puisse jouir. »

David Hume, Traité de la nature humaine

Le bonheur, nous dit Hume, n’est pas un vrai bonheur s’il n’est pas partagé, si l’on ne trouve pas quelqu’un auprès de qui le faire valoir… Cela ne revient-il pas à dire finalement que nous ne nous réalisons que par autrui et que la condition de notre bonheur personnel est bien la reconnaissance de ce bonheur et de nous-même comme sujet de bonheur, par l’autre !

Comment rendre compte d’une quête du bonheur qui s’inscrive dans la relation avec autrui ? Il nous faut prendre en compte une pratique du bonheur, ou une mise en pratique du bonheur dans l’activité sociale et collective. Ainsi, pour Aristote, on ne peut séparer le bonheur, qui est pour lui une vertu, du domaine politique. Dans L’Ethique à Nicomaque, il affirme ainsi que le bonheur est l’accomplissement de la nature de l’homme. Parce que l’homme est un « animal politique », le bonheur est conçu de manière collective : il ne s’agit donc pas d’un bien individuel. Le bien général est toujours supérieur au bien particulier. On peut donc conclure de la dimension politique du bonheur que celui-ci peut parfois être recherché dans le sacrifice de son bien-être individuel au profit d’une satisfaction collective.

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Le bonheur personnel n’est sans doute pas l’ultime valeur dès que l’on sort de soi-même pour s’ouvrir à un sens de la vie en commun. Nous pourrions ajouter avec Kant que le bonheur ne peut être le seul motif de notre action. Il ne s’agit pas d’être heureux tout seul, nous l’avons vu, mais il n’est pas non plus question de sacrifier sa dignité à son bonheur. Ainsi, nous sommes amenés à nous interroger sur la valeur de cette quête du bonheur et sur les limites de son importance. Rechercher le bonheur peut nous conduire parfois à des compromis qui engagent notre sens moral. Ainsi de la même façon que rechercher son bonheur aux dépens de celui des autres peut apparaître bien égoïste, sacrifier sa liberté par exemple à la prise en charge de son bien-être est sans doute contestable...


[1] Epicure (342-270 av. J.C) Philosophe fondateur d’une des plus importantes écoles de l’Antiquité, l’école du Jardin à Athènes. Il ne nous reste de lui que le témoignage des adeptes de cette philosophie dont La lettre à Ménécée.

[2] Gilles Deleuze (1925-1995) Philosophe français dont les œuvres explorent les différents domaines du sens que sont pour lui la philosophie, la littérature ou les arts et notamment le cinéma. Il développe une philosophie critique du politique et de la psychologie, notamment dans les ouvrages qu’il réalise avec Félix Guattari.

[3] C’est moi qui souligne dans ce texte…

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