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Politique Morale 2 : Justice & Devoir
Introduction
Le Droit est un ensemble de règles écrites qui structurent la vie sociale. Il s’exprime sous la forme de la Constitution et des Lois. Le Droit positif est le droit tel qu’il est formulé pour une société, concrètement. Ainsi, le Droit constitue-t-il un cadre légal et permettra de juger s’il est respecté, du moins dans un Etat de Droit, c’est-à-dire une Etat qui inclut chacun sous les mêmes règles. On le comprend, le Droit est avant tout destiné à encadrer les pratiques au sein d’une société. Le Droit est ce qui sert de référence à la justice réelle, à l’institution qui fait régner la justice, qui mène les procès et produit des jugements. Cette justice est une institution constituée de professionnels tels que les avocats, les juges, les assesseurs, les procureurs, etc. et participant d’une mise en œuvre des lois et à la répression des illégalités (prison, tribunaux...).
Nous avons donc établi le sens concret de ce droit et de cette justice pratique qui sont utiles à la vie de la société. Cependant, au-delà de l’appareil de régulation et de répression, existe une Justice dont chacun se sent propriétaire ou seul juge. En effet, la justice correspond aussi à un sentiment individuel qui nous permet, naturellement peut-être, de juger de la légitimité de telle ou telle pratique, de telle ou telle décision...
Pourtant, cette justice qui nous occupe et dont nous avons un sentiment si aiguë, ne se laisse pas définir aussi facilement qu’il n’y paraitrait au premier abord. Quel est donc cette justice à laquelle nous faisons référence pour nous plaindre du traitement que nous a réservé autrui, ou du comportement d’un comparse ? Quelle est cette justice qui nous permet parfois de nous élever contre l’injustice même de la loi, du droit ? En contester la légitimité ?
Faut-il nous en référer à une Justice idéale et absolue qui nous permettrait d’établir une décision normale ou anormale, inéquitable ou juste ? Cette justice idéale semble correspondre au Droit naturel, c'est-à-dire au Droit tel qu'il devrait être, à partir de principes et d'une morale universels. Il y aurait alors une Justice absolue, universelle qui servirait de modèle et de mesure à la justice réelle et particulière ? Mais comment définira lors ce Droit ?
A ces deux formes de Droit correspondent deux modalités du Devoir :
- Le Droit positif, la Justice légale, implique que l'on doive respecter les droits de chacun et que tous ont le devoir de respecter les lois.
- Le Droit naturel quant à lui implique des Devoirs qui sont des impératifs catégoriques : on a le devoir de respecter en chacun une part d'humanité, de respecter la dignité de tous ; de la même façon, les pouvoirs ont le devoir de respecter en chacun les exigences que soutient la morale.
1.Quelle est l’origine de l’exigence de Justice ?
L’homme est un animal politique et il entre dans sa nature de constituer une société comme nous le remarquons universellement. Mais si l'humanité partage ce désir de vivre en société, elle ne s'assemble qu'à condition d'organiser cette société selon des principes de Justice. Les êtres humains n'acceptent de s'unir en une seule société que s'ils pensent que cette société est juste. Ainsi Aristote lie-t-il l'origine de la société, débord à la possibilité d'échanger et de se mettre rationnellement d'accord, mais aussi au sentiment commun de Justice. Bien sûr, ce sentiment ne présage en rien la manière dont nous pensons organiser justement une société, nous serions là dans le domaine du politique.
Aristote, Les Politiques (IVe siècle av JC)
L’Etat naturel de l’homme est donc de vivre en société et c’est par cette vie qu’il évite la guerre et l’affrontement, par son sens de la Justice et sa conception commune. Aristote précisera que la Justice consiste dans une égalité proportionnelle, une égalité qui évite le trop ou le trop peu, une forme de modération (ou de juste milieu). Mais cette égalité aristotélicienne n’est pas l’égalité stricte, elle consiste à ce que chacun ait ce qu’il mérite, ou ce qui correspond le mieux à ses qualités. Ainsi, l’esclave doit-il avoir un maître puisqu’il n’est pas capable par lui-même de bien se gouverner (comme l’enfant). Nous le voyons cette conception n’est pas celle qui a cours dans nos démocratie, du moins en théorie.
En effet, on remarque que si la Justice a partie liée avec la sociabilité de l’homme, elle peut différer selon les sociétés. Les droits réels et positifs qui organisent la société sont ainsi différents selon les nations, à tel point que la raillerie de Pascal (XVIIème siècle) s’applique bien ici : « Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » nous dit-il dans ses Pensées. Il apparaît en effet impossible de trouver une seule règle de justice, une seule loi qui soit universelle. Serait-ce alors que la Justice est affaire de convention et non de nature ?
La Justice et le Droit proviennent donc de l’association des hommes et si on ne peut les fixer par avance, c’est sans doute qu’ils résultent d’un Contrat. Par l’édification du Contrat social, le citoyen transforme sont droit naturel, sa liberté naturelle, en Droit et Liberté socialisés. Le droit naturel est non écrit et correspond à notre puissance, alors que le droit positif qui organise la société est au contraire fondé sur l’écriture (ou sur le contrat de parole) et sur le droit de propriété. Il constitue la société civile et politique, il établit la Constitution et les lois à partir de ce Contrat théorique, c’est l’idée mise en avant par Rousseau et qui inspirera la Révolution française.
Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat Social (1762)
Chacun y est considéré comme un citoyen responsable, porteur des mêmes droits et des mêmes Devoirs. Il ne s’agit pas là de devoirs moraux comme ceux dont parle Kant, mais bien de devoirs civiques (voter, respecter la loi, etc.). Ils sont liés à un accord contractuel et constituent des obligations en contrepartie de libertés et de défense. Le Devoir est ainsi intimement lié au Droit positif, alors que les Devoirs moraux semblent plus indépendants. Ainsi, un devoir moral n’est-il pas une contrepartie, mais un impératif qui s’impose à chacun à partir de se conscience morale.
Mais cette justice conventionnelle s’appuie cependant pour Rousseau sur un sentiment naturel chez l’homme (la pitié). Nous l’avons vu avec Rousseau, le droit tel que nous l’entendons succède à l’Etat de nature dans lequel, si l’homme disposait bien d’un droit naturel, ce droit n’était ni organisé ni garanti. Il s’agissait d’un droit illimité pour l’homme « à tout ce qui le tente et ce qu’il peut atteindre », c’était un droit sans propriété car s’autorisant de la survie et de l’usage. La vie en société ne permet plus ce type de droit, qui n’est d’ailleurs compréhensible que dans une société d’abondance où la population est moindre (ce que Rousseau désigne comme le temps des cabanes). En effet, nous pouvons retrouver ce type de droit dans les sociétés sans état, que l’on appelle les sociétés traditionnelles, avec un droit d’usage des espaces non encore enclos, ou encore avec une propriété commune des terrains nécessaires à la subsistance de la communauté. C’est ce droit traditionnel à l’usage commun et à la mise en valeur par chacun des ressources que la société moderne a remplacé par le droit de propriété.
Cependant, l'idéal de Justice impose de s'entendre sur une législation qui se rapproche le plus possible des Droits naturels, c'est-à-dire qui respecte la liberté et la dignité de chacun. Ces Droits naturels sont vus par les philosophes des Lumières, et notamment par Kant, comme le modèle servant de mesure de la validité du Droit positif.
Ainsi, la Révoution française s'inspire de la pensée de Rousseau et entend constituer une législation qui soit la plus proche des Droits naturels. Cette conception d'une législation qui n'entrerait pas dans le détail des lois, mais leur fixerait un cadre contaignant, est à l'origine de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Par cette Déclaration, tous les citoyens sont égaux et disposent des mêmes droits, comme si ces droits leur étaient naturels (culture comme seconde nature). Les Droits fondamentaux sont de grands principes de morale qui entendent conjuguer la Liberté et l'Egalité, ainsi que le Droit à la propriété. En réalité, cette déclaration fixe les termes du débat sur le Droit et du débat politique pour longtemps. En fonction de la manière dont on entend associer ces droits finalement contradictoires (la liberté s'oppose parfois à la sécurité des biens, la sécurité et la propriété s'opposent à l'égalité, etc.), s'affirme une orientation politique et sociale particulière.
Par exemple, la notion d'Egalité peut s'entendre comme un égalité de droit qui ne se mêle pas de l'égalité de fait au sein de la société, ou au contraire correspondre à une volonté d'égalisation des conditions sociales. Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique (1835), voit dans cette égalité un principe qui peut entrer en conflit avec la liberté s'il se transforme en passion pour l'égalisation et le nivellement des différences. A l'inverse, on peut considérer l'indifférence du Droit aux inégalités comme une source de hiérarchisation sociale et de discrimination.
Nous voyons donc que si la finalité du traitement du citoyen par une justice pour tous est bien d’établir un Etat de droit et une égalité entre les citoyens, sa réalité concrète peut se révéler bien différente. C’est la question de l’application des principes de Justice dans la Droit et leur adaptation aux cas particuliers. Mais nous avons cependant établi que le droit est mis en œuvre pour régler les rapports entre les individus et organiser les relations sociales de toute sorte. Il permet aussi de dresser des barrières pour protéger l’ordre social et la société des déviances et des illégalismes, il apparaît évident que ce droit positif établit du même geste la légalité et l’illégalité ! Comme institution politique, au sens philosophique comme au sens concret, le droit et l’appareil judiciaire sont des instruments de maintien de l’ordre et de normalisation nécessaires à l’institution sociale. Ils participent aussi de l’animation de la vie sociale par la fixation d’un cadre aux rapports sociaux.
Le Droit et le Devoir possèdent donc une fonction inclusive qui rassemble les citoyens sous une même loi et les protège des excès et des injustices. Cependant, cette fonction ne va pas sans avoir ses revers : le droit est aussi ce qui exclut et peut fermer la collectivité à toute expression nouvelle, extérieure ou « anormale ». Ainsi, nous voyons que si les Droits et les Devoirs des citoyens les protègent bien contre certains abus, leur fournissent des moyens de défense, ils sont aussi ce qui place dans une situation difficile ceux qui ne sont pas citoyens (question des sans-papiers et de leurs droits au-delà de celui de la simple survie ; question aussi des devoir qui incombent à ceux qui bénéficient de la solidarité nationale) ou ceux qui sont privés de l’exercice de ces droits (les personnes incarcérées par exemple). Il y a dans le droit matière aussi à exclusion. Finalement, on pourrait avancer que le droit est un outil dont on peut se servir pour protéger comme pour exclure !
Cette ambiguïté du droit positif, qui peut à la fois servir dans la défense des droits humains et se retourner contre les exclus, nous invite peut-être à interroger ce droit et ces devoirs, ces lois à l’aune d’une justice qui les dépasserait. Mais où doit-on alors en rechercher les principes, si l’on renonce à envisager une loi divine qui s’imposerait à tous les croyants ?
2.La justice légale est-elle toujours légitime ?
La tragédie d’Antigone peut nous fournir un exemple manifeste de cette opposition entre une loi transcendante et la loi humaine, entre la loi issue du Contrat social et de la volonté générale (mais aussi souvent issue du fait de pouvoir) et la loi personnelle, intérieure, morale qui se donne à l'individu comme devoir moral absolu. Dans la pièce de Sophocle, le roi de Thèbes, Créon, avait interdit d’enterrer un des frères d’Antigone, Polynice. Antigone avait transgressé cette interdiction au nom de la loi divine qui condamne ceux qui ne sont pas en terre à l’errance infinie, mais surtout au nom d’une loi familiale et personnelle. Pour Antigone, il est de son devoir de donner une sépulture à son frère quel qu'en soit le prix. Finalement, ne peut-on envisager une Justice au-dessus de celle des hommes qui permette de juger celle-ci et parfois de s’y opposer ? Selon quelle Justice peut-on mesurer la légitimité de la justice légale ?
Pourtant, si l’on estime que l’important dans la loi est sa capacité à garantir l’ordre social et que l’on ne la rattache pas à une justice transcendante ou naturelle, il paraît difficile de fixer des limites à son application. Ainsi, par exemple, pour Hobbes il ne s’agit pas de trouver un fondement légitime au droit, mais de se satisfaire de celui-ci parce qu’il maintient l’ordre social et empêche la guerre. L’Etat est tout puissant pour fixer les règles de la vie en société, et son pouvoir législatif va jusqu’à régler les questions de religion et d’expression. Ainsi, l’origine de la loi sociale ne serait pas à chercher dans une justice naturelle qu’elle garantirait en la dépassant, mais dans une nécessité de la force.
Ainsi, comme l’affirme cyniquement Blaise Pascal (1623-1662), ne pouvant faire que le Juste soit Fort, on a fait en sorte que le Fort soit Juste. La légitimité du droit selon Pascal découle donc de son existence. La réalité historique met en évidence nous dit Pascal que l’origine du Droit est contestable relevant en réalité d’un rapport de force initial qui n’a rien à voir avec des relations fondées sur la justice. La royauté héréditaire écrit-il dans Les Pensées fut conquise par la force, elle devint peu à peu une coutume et finit par sembler à ce point naturelle que juges, police et armée lui servent de défense. « N’ayant pu fortifier le juste, il a fallu justifier le fort. ». Mais, affirme Pascal, la seule valeur de l’état de droit c’est qu’il dure. La loi apparaît légitime parce qu’elle a toujours paru légitime. Le temps nous a fait perdre de vue la contingence du point de départ.
Finalement le Droit, c’est le fait longuement établi. Pourtant, à nouveau, il ne s’agit pas d’une condamnation du droit au nom d’un principe plus élevé, rien ne serait pire que la remise en cause des institutions car celle-ci aboutirait à la guerre civile. Or la guerre est le pire des maux. Elle est productrice d’injustices plus terribles que celles qu’elle veut combattre. Mieux vaut accepter l’ordre établi selon Pascal et respecter ses obligations et ses devoirs. La légitimité du droit découle de son existence et du fait qu’il préserve la paix et le vivre-ensemble.
Hans Kelsen, Justice et Droit naturel (1959)
C’est le point de vue du juriste Hans Kelsen (1881-1973) qui, dans sa Théorie pure du Droit affirme pouvoir se passer de toute référence extérieure pour décrire et évaluer le Droit. Selon lui, seul existe le droit positif dont on juge seulement de la cohérence et non de la « valeur morale ». Dans son livre, Kelsen commence par définir une science du droit. Cette dernière doit être autonome par rapport à la morale et au droit naturel. D’après lui, le droit doit être étudié comme un ensemble de règles cohérentes et non à travers les justifications qui peuvent être données de ces règles. « Une science du droit n’a pas à justifier le droit ».
La science du droit doit considérer que tous les systèmes juridiques se valent et qu’aucune valeur n’est supérieure aux autres. Le choix de la valeur est arbitraire et varie selon l’histoire, le moment, sans qu’on puisse le discuter scientifiquement. Plus profondément sur la question du droit naturel Kelsen dit que le droit naturel ne peut fonder le droit positif. La nature est un système d’éléments régis par la légalité causale (les lois naturelles). Elle n’a pas de volonté qui lui permettrait de poser comme norme que le droit doit obéir à la nature. Sauf, si on inclut Dieu dans la nature. Mais la volonté de Dieu c’est une thèse métaphysique, au-delà de toute expérience. Elle ne peut faire l’objet d’une démonstration rationnelle. Elle ne relève pas de la science du droit qui a pour but d’appréhender la logique interne des différents systèmes juridiques et de vérifier qu’ils sont cohérents avec eux-mêmes.
La légitimité du Droit viendrait de sa cohérence ! Mais nous pouvons difficilement nous satisfaire d’un tel point de vue qui finalement légitime l’illégitime au nom de la paix sociale ou au nom de la cohérence logique et rationnelle. En effet, l’existence de lois injustes comme celle de régimes illégitimes ne peut être que difficilement contestée. Ainsi, l’idée qu’un régime comme le régime dictatorial pourrait être jugé comme un Etat de droit, c’est-à-dire comme un régime légitime car légal, nous paraît inconcevable. Il nous paraît bien de notre Devoir de désobéir à un régime considéré comme illégitime. Au passage, nous devons relever un sens légèrement différent de l’idée de Justice qui peut se faire jour ici : en effet, la justice c’est aussi la justice sociale, l’égalité et la juste reconnaissance de chacun.
Au contraire donc, il apparaît nécessaire toujours de prendre en compte le sentiment d’injustice que nous ressentons face à certaines lois iniques et qui peut nous pousser à désobéir par devoir. Il est l’indice d’une Justice autre à laquelle nous nous référons pour évaluer la Justice en situation, d’une Justice universelle dont le sentiment est partagé par tous les hommes et qui trouve sans doute son origine dans sa nature, et notamment dans sa nature rationnelle. C’est la thèse défendue par Léo Strauss (1899-1973), philosophe allemand contemporain de Hannah Arendt et spécialiste de philosophie politique.
Leo Strauss, Droit naturel et histoire (1953)
Léo Strauss, au contraire dans son livre Droit naturel et histoire considère que le besoin de droit naturel est toujours aussi manifeste. Il y a en effet, c’est une évidence des lois et des décisions injustes. Il est nécessaire et légitime de les évaluer comme telles. Ces injustices nous les ressentons au nom d’une conception du droit naturel qui nous sert d’étalon pour juger le droit positif. De fait, nous ne sommes pas prisonniers des règles de notre société, nous pouvons prendre du recul par rapport à ces dernières. L’homme a ainsi en lui la capacité d’évaluer le juste indépendamment des situations juridiques et historiques concrètes, au nom d’une certaine idée de la nature de l’homme. Le droit naturel correspondant ici à des règles qui respectent la nature de l’homme défini comme un être raisonnable épris de justice.
Nous trouvons cette idée de droit naturel aussi chez Rousseau pour lequel, nous l’avons vu, les lois trouvent leur origine dans un sentiment de justice qui est naturel à l’homme, non pas pour lui comme être rationnel, mais comme être capable de pitié et de sentiment. Mais, dans l’état social qui rompt avec le Droit naturel, le droit pour être légitime doit s’appuyer sur l’assentiment des citoyens qui reconnaissent sa validité. Il est nécessaire de plus que les citoyens participent à l'élaboration de la loi qui ne peut pas être posée par une autorité extérieure. Enfin, les lois doivent assurer les conditions effectives de l’exercice des rapports de justice entre les membres du groupe social. La justice exige ainsi que les lois défendent réellement l’intérêt universel des hommes. Elles ne doivent pas être au service d’une minorité qui se cacherait derrière l’intérêt commun qui alors n’est qu’un masque trompeur (nous l’avons vu avec la critique par Marx des Droits de l’Homme).
Existerait-il alors face à des inéquités manifestes ou à des lois injustes et illégitimes un devoir de désobéissance ?
Si l'obéissance aux lois semble un devoir et une obligation pour toute vie civile, si celle-ci est le ciment de la cohésion civile, elle ne peut être un devoir absolu. En effet, les lois sont légitimes si et seulement si elles se fondent sur l'intérêt général et la volonté de tous et si elles sont conformes aux obligations morales que nous impose la raison naturelle. D'un côté, nous avons une législation établie par la volonté générale et selon des principes établis par exemple par Jean-Jacques Rousseau, les principes du Contrat social ; de l'autre, nous invoquons le bon sens ou la raison partagée qui nous indique ce qui est conforme à notre humanité et à notre dignité, ce qui est conforme à la Morale. Ces deux sources établies, il semble qu'une loi qui n'obéirait pas à l'un de ces principes ne serait pas une véritable loi, serait une loi illégitime dont nous pouvons contester la validité.
L'opposition à la loi telle qu'elle est au nom de la Justice telle qu'elle devrait être peut s'incarner dans un combat politique ou judiciaire visant à démontrer légalement, en fonction de principes établis antérieurement à cette loi et auxquels elle devrait se soumettre, l'illégitimité légale ou constitutionnelle de telle ou telle loi. Il s'agit là de s'opposer au Droit par le Droit lui-même, au nom du principe de cohérence qui anime l'ensemble du Code pénal et de la législation. Pourtant, cette illégitimité de la loi dans le cadre du Droit général ne peut toujours être invoquée ou démontrée. Il s'agit alors pour celui qui s'oppose à une loi de faire valoir un principe autre, qui n'est pas explicite dans la loi, mais qui est reconnu par la Morale commune. Au nom de principes moraux qui devraient présider à l'établissement de la législation, on peut s'opposer à l'application d'une loi particulière. Mais cette opposition ne peut être un devoir qu'en cas de contradiction manifeste entre la loi adoptée et des principes de plus grande valeur. C'est le sens de la désobéissance telle qu'elle peut être opposée aux pouvoirs quand ils outrepassent leurs droits et quand ils franchissent les limites établies par la morale. Cependant, nous voyons que ce devoir ne peut être absolu et qu'il est laissé à l'appréciation de chacun dès lors que le recours à des instances légitimes (Conseil constitutionnel par exemple) n'a pas permis l'abrogation de la loi. C'est un Devoir relatif qui dépend des circonstances et du jugement de chacun, il ne semble donc pas pouvoir être établi sur des bases rationnelles et explicites. Quels critères pourraient nous permettre de reconnaître les moments où le devoir de désobéissance s'applique ?
Il faut pour mesurer la valeur et l'étendue d'un possible devoir de désobéissance nous référer à ses conditions d'application : la désobéissance nous l'avons signalé, n'est reconnue comme un devoir que quand elle fait face à une violation manifeste des principes fondateurs de la vie en société ou de la morale. Ainsi, John Locke (1632-1704), philosophe empiriste et précurseur du libéralisme politique, estime-t-il par exemple que le droit de propriété est le fondement de tout l'édifice légal de nos sociétés et qu'aucun pouvoir ne peut donc légitimement le bafouer. Une loi qui mettrait en cause ce droit fondamental justifierait une désobéissance de la part des citoyens : un véritable droit de résistance à l'oppression. On peut sans doute étendre ce droit fondamental à l'ensemble des droits regroupés sous le nom de Droits de l'Homme et du Citoyen : le droit à la propriété privée, la liberté d'expression et de conscience, le droit à l'égalité devant la loi. Il s'agit alors de reconnaître un devoir de résistance face à ce qui est identifié comme une oppression illégitime. Cette atteinte aux droits fondamentaux comme justification de la désobéissance est aussi ce qui anime le penseur de la désobéissance civile qu'est le philosophe américain Henry David Thoreau (1817-1862) qui refusa notamment de s'acquitter de ses impôts dans un Etat où l'esclavage était légal. Ici, la justification morale double la justification de droit : certains principes moraux justifieraient la désobéissance. On le voit, le devoir de révolte s'impose devant des lois injustes qui sont contradictoires avec les principes mêmes du Droit ou de la Morale. Cependant, ces critères de légitimation de la révolte sont-ils suffisants ? En effet, ils se fondent sur une conception philosophique ou sur une autre, ils entendent préserver des principes moraux que l'on postule universels, mais dont l'histoire nous apprend qu'ils sont relatifs aux sociétés et aux cultures.
Il est difficilement contestable que l'obéissance aux ordres et aux pouvoirs, même quand ils sont légalement fondés, n'est pas un principe absolu. Comme Hannah Arendt (1906-1975), philosophe juive allemande réfugiée aux Etats-Unis et spécaliste de la pensée politique, le souligne quand elle s'attache à cerner le personnage d'Eichmann, dignitaire nazi en charge de la déportation des juifs et des tsiganes d'Europe pendant la dernière guerre, au cours de son procès à Jérusalem, ce qui le caractérise c'est l'absence de pensée. Refuser de penser et de réfléchir aux ordres que l'on nous donne, à ses actions et leurs conséquences, voilà ce qui constitue selon elle la "banalité du mal". S'abstenir de penser n'est pas une erreur ou une paresse, mais bien une faute morale qui justifie une condamnation. Ainsi nous avons sans doute le Devoir de penser et de réfléchir par nous même, selon nos principes et nos convictions, en fonction de l'orientation éthique qui est la nôtre, à chacune de nos actions. Cette réflexion concerne aussi les lois dont la légitimité peut être mise en doute et qu'il s'agit alors de combattre moralement, mais surtout politiquement. La désobéissance civile peut ainsi s'inscrire dans l'ensemble des actions politiques en ce qu'elle permet de tester la légitimité du refus d'appliquer une loi.
Il semble que l'on ne puisse établir à l'avance la légitimité d'une désobéissance ou justifier une révolte, cependant c'est dans l'exercice même de cette résistance à l'injustice que va être testée la solidité de la conviction d'un individu ou d'un groupe. Ainsi la désobéissance peut être une manière de susciter le débat ou d'interroger la société sur ses orientations politiques et judiciaires.
Conclusion
Nous sommes obligés de constater que le droit n’est pas le même partout, chaque pays et chaque époque possède ses propres règles de droit. Le droit positif qui correspond à notre législation actuelle n’est pas le même que celui de l’Ancien Régime, ni que celui de la Birmanie d’aujourd’hui. Pourtant, ces règles permettent à chacun de ces sociétés de maintenir une certaine cohérence.
Si l’on peut penser que les différents droits convergent vers une situation idéale d’un droit universel, tel que celui indiqué par les Droits de l’Homme qui s’imposent dans une grande partie du globe, il n’en demeure pas moins que le droit et les devoirs ne sont pas pensées de la même manière selon les traditions et les cultures. Il y aurait donc une tension historique entre des droits différents et une convergence du droit international vers des principes communs à tous les hommes. Mais cette conception comporte un jugement de valeur qui place les valeurs dominantes et notamment les valeurs déterminés par la rationalité occidentale au rang de valeurs universelles. Elle ne peut échapper aux soupçons d’ethnocentrisme. Ce droit international est-il ainsi l’affirmation d’une justice universelle que toute société serait amenée à adopter, remplaçant le droit coutumier ou historique qui était le sien, ou n’est-il pas plutôt le signe d’une mondialisation du modèle des sociétés occidentales au mépris des cultures des différents pays ?
A ceci il faut ajouter la grande disparité des situations d’application des règles de droit. Ne peut-on envisager le Droit alors comme fondé sur la jurisprudence, c’est-à-dire sur la décision adaptée à la situation et à l’histoire des jugements ? Le Droit serait alors en perpétuelle construction et serait l’affirmation dans les décisions prises par les individus d’une conception de la Justice toujours mise à jour et contextualisée.
C’est pourquoi il peut paraître essentiel dans la défense des droits de chacun de conserver une différenciation possible. En effet, le droit naît d’une tension entre la revendication de légitimité de particularismes ou de minorités (que l’on pense par exemple à la revendication du droit au mariage pour tous) et la nécessité d’un cadre de valeurs communes. Cette tension est visible en ce qui concerne le droit au sein d’une même société, mais aussi en droit international. De nouveaux droits apparaissent alors que d’autres droits et interdictions disparaissent au cours de l’Histoire des cultures. Pour que cette évolution du droit ne passe pas par le conflit, il semble important de reconnaître la valeur expérimentale de toute législation. Ceci va donc au-delà d’une revendication à un Contrat social qui engage chacun, car elle indique la nécessité d’un dialogue entre les cultures et au sein de la société qui permette des expérimentations et des échanges nécessaires à l’adaptation du droit à toutes les composantes de la société qu’il régule.
L’implication du public dans la constitution du droit est complétée par la participation de tous à la vie législative, par le biais de représentations diverses et de médiations à construire. Elle se double d'un devoir de désobéissance face à toute loi qui contredirait les principes mêmes du droit et de la morale. C’est à ce prix que l’on pourra faire vivre le droit, puisque s’il n’existe peut-être pas de Droit universel, partout où il y a des hommes et des communautés, il y a du droit. Il est ainsi de notre devoir de citoyen de participer à la construction et à l'évolution du droit.
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