Rousseau Second Discours

Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau

I- Présentation générale

Biographie de Jean-Jacques Rousseau (1712 - 1778)

Jean-Jacques Rousseau naît à Genève. Sa mère est morte à sa naissance et il est élevé par son père, pasteur, qui l’élèvera dans l’amour des lettres. A dix ans, il est placé en pension, puis suit un apprentissage chez un graveur. Mais, cette expérience est pénible et il décide de quitter Genève en 1728 (à 16 ans). Il sera recueilli par une dame charitable Mme de Warens qui l’héberge à Annecy et qu’il considère comme sa seconde mère. Pour elle, il abjure son protestantisme et se convertit au catholicisme. Mais il refuse de rentrer au séminaire et se découvre une passion pour la musique. Il s’installe alors en France, à Lyon comme précepteur, puis à Paris en 1741 où il tentera sans succès de proposer à l’Académie une nouvelle méthode de notation musicale de son invention.

Il se fait néanmoins rapidement des relations dans la meilleure société et obtiendra en 1743 une place de secrétaire de l’ambassadeur de France à Venise. Dès 1744, il est de retour à Paris où il compose un opéra. Il entame une relation avec une lingère, Thérèse Le Vasseur, liaison qui durera toute sa vie. Il aura avec elle des enfants qui seront tous déposés aux Enfants Trouvés : paradoxes de celui qui se veut un éducateur.

Il fréquente le milieu intellectuel parisien et rencontre Diderot, avec lequel il se lie d’amitié, Condillac ou encore D’Alembert, puis il rencontrera Voltaire (avec lequel il se brouillera fortement plus tard). Il tisse donc de nombreux liens avec les philosophes des Lumières et participera à la rédaction de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert (d’abord des articles sur la musique).

En 1749, alors qu’il rend visite à Diderot qui est emprisonné à Vincennes (pour athéisme), il découvre dans le journal Le Mercure de France, un concours organisé par l’Académie de Dijon. En réponse à la question posée, il rédige le Discours sur les sciences et les arts pour lequel il obtiendra le premier prix. Ce succès lance sa carrière, il est invité dans les salons et participe à la vie intellectuelle de l’époque. Dans ce Premier Discours, il affirme que le progrès technique ne conduit pas l’humanité au bonheur, il distingue celui-ci du progrès moral : cette distinction sera féconde et constitue la base d'une réflexion sociale et écologique. Il met déjà en place les éléments d’une pensée qui oppose la nature vertueuse aux illusions du progrès, qui dénonce les abus de la raison et revalorise le sentiment. En cela se révèle la particularité du parcours de Rousseau au sein des philosophes des Lumières : Voltaire, Diderot tiennent pour acquis que le progrès et la raison guident l’homme vers le bonheur, pour Rousseau ils ne suffisent pas !

En 1753, l’Académie propose un nouveau sujet auquel il répond par son second Discours : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Celui-ci n’aura pas le même succès auprès de l’Académie et provoquera les sarcasmes de ses amis Encyclopédistes, mais il installera néanmoins Rousseau dans la pensée de l’époque et assurera sa célébrité.

En butte à l’opposition à la fois des conservateurs qui constatent que Rousseau participe de la dénonciation des pouvoirs absolus de la monarchie et des philosophes éclairés de l’époque en raison de son scepticisme à l’égard du progrès et de la raison, il retourne à Genève et reprend la religion calviniste. Il rejoint ensuite Montmorency, chez le comte de Luxembourg, où il rédige La Nouvelle Héloïse, Emile ou de l’éducation, et le Contrat Social qui paraissent entre 1761 et 1762. Un immense succès accueille La Nouvelle Héloïse qui déclenche chez les aristocrates une passion nouvelle pour la campagne. Mais son traité d’éducation est quant à lui condamné par l’Eglise, en raison de sa partie intitulée Profession de foi du vicaire savoyard dans laquelle il vante les mérites d’une religion naturelle, c’est-à-dire d’une religion reposant sur le sentiment religieux commun et non sur les dogmes qui divisent les croyants.

Rousseau, pour éviter l’arrestation, fuit en Suisse, mais le Contrat Social ayant été condamné à Genève, il est pourchassé. Il entreprend de se justifier dans ses Confessions (1764-1770), récit détaillé et sincère de sa vie. Mais il est harcelé par les habitants de Môtiers et doit s’enfuir à nouveau. Il choisit alors l’Angleterre où l’accueille David Hume avec lequel il partage nombre de points de vue. Mais Rousseau est de plus en plus persuadé qu’un complot se trame autour de lui et souffre d’un délire de persécution grandissant. Il accuse Hume de participer à la cabale contre lui et revient en France.

Il épouse alors sa compagne de longue date, Thérèse, et rédige une dernière défense de lui-même avec Rousseau juge de Jean-Jacques. Enfin, il entreprend de revivre son bonheur passé dans les Rêveries d’un promeneur solitaire qui resteront inachevées. Rousseau meurt à Ermenonville en 1778 à soixante-six ans.

Contexte du dialogue

En 1749, Rousseau se rend à Vincennes pour voir son ami Diderot alors emprisonné et découvre dans le journal Le Mercure de France le sujet d’un concours organisé par l’Académie de Dijon : « Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs ». Il participe et son Discours sur les sciences et les arts remporte le prix. C’est la gloire pour Rousseau qui rencontre un grand succès public. Il y prend déjà le contrepied des idées de ses amis philosophes des Lumières et des Encyclopédistes en dénonçant une séparation entre le progrès technique et culturel et le progrès moral. Il y affirme que les sciences et les arts sont responsables de l’amollissement des hommes et de la décadence. Rousseau est un penseur des Lumières, mais il met déjà au cœur de celles-ci ses doutes : doutes sur la valeur de la raison et de la civilisation, doutes sur le progrès, doutes quant à la nature humaine. Cette opposition aux valeurs de ses contemporains en fait un précurseur du romantisme. Elle l’opposera de plus en plus fortement à ses amis, à Voltaire, à Diderot, jusqu’à le couper du monde.

Mais d’abord en 1753, l’Académie de Dijon lance un nouveau sujet de concours : « Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle. » Rousseau participe à nouveau et c’est ce texte que nous allons étudier. Il met en place les grandes thèses de Rousseau : l’homme est naturellement bon, c’est la société qui le corrompt, et d’abord l’inégalité dont elle est l’origine. L’homme en société subit une dégradation morale qui le fait rompre avec son état naturel et génère tous les maux de la vie moderne. Nous verrons que cet état de nature de l’homme est une fiction, que l’on trouvait d’ailleurs chez d’autres auteurs tels Hobbes (pour lequel au contraire à l’état de nature l’homme est un loup pour l’homme), une sorte d’expérience de pensée qui vise à montrer que les maux dont souffre l’humanité n’ont pas pour origine sa nature, mais son état dénaturé et social. La société est responsable des inégalités en ce qu’elle consiste en un faux pacte social qui ne respecte pas l’égalité des participants, un pacte social au profit des riches qui protègent ainsi leur droit à la propriété. Si l’on reconnaît ici la critique politique fortement présente chez les Encyclopédistes, on peut déjà remarquer qu’elle ne s’adresse pas à un régime particulier (par exemple les Encyclopédistes préfèrent la monarchie constitutionnelle anglaise à la monarchie absolue française), mais à toute société politique fondée sur le droit de propriété. De plus, elle n’entend pas résoudre le problème par une meilleure représentativité ou une redistribution des pouvoirs, mais par une véritable « révolution » constitutionnelle dont le « Contrat social » sera le modèle.

Ce Second Discours sera l’objet de fortes critiques de la part de l’Eglise et du pouvoir, mais aussi des propres amis de Rousseau, dont Voltaire qui lui reproche de vouloir que l’homme retourne à l’état sauvage et ne se mette à marcher à quatre pattes. Il sera encore la source de brouilles et de disputes qui ne feront qu’accentuer chez Rousseau l’impression d’être incompris et persécuté.

Néanmoins, il est un ouvrage central de sa pensée politique avec Le Contrat Social qu’il publiera en 1762. Dans cet ouvrage il prolongera sa critique de l’état politique dans lequel se trouve la société : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers ». Il précisera les conditions d’un véritable Contrat social permettant à l’homme de surmonter les maux sociaux et de légitimer un droit politique équitable et libre.

Propos général du texte

Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes est publié en 1755, dans une société qui est très inégalitaire et marquée par la tentation absolutiste du pouvoir monarchique. La France n’est pas à une monarchie parlementaire comme l’Angleterre. Cet ouvrage fait suite donc au Premier Discours (Discours sur les arts et les sciences) et est une réponse à la question lancée par l’Académie de Dijon : « Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle ? ». C’est une question double qui part de l’idée qu’il existe des inégalités de fait dans la société actuelle et qui en cherche l’origine ou la légitimation de droit dans la nature. Rousseau montrera que la question est mal posée, car elle présuppose que l’on ne peut chercher l’origine des inégalités que dans la nature, hors de la société humaine qui chercherait sans doute à les supprimer. L’idée est bien entendu de s’interroger pour savoir si les inégalités peuvent être comprises comme justes si l’on se réfère au Droit naturel...

Rousseau va donc d’abord contester les prémisses de cette question et interroger l’idée d’un Droit naturel. Ainsi il est d’abord important de distinguer ce qu’entendent les penseurs et les juristes de l’époque par Droit naturel.

 

Droit naturel et Droit positif

Il faut distinguer d’une part le Droit positif, c’est-à-dire le droit tel qu’il existe dans les lois, les codes et les législations des différents pays, du Droit naturel qui serait un droit provenant de la nature (nature et nature humaine).

Le Droit positif est ce qui constitue la justice dans une société : ses institutions, ses règles, son fonctionnement et les lois. Il est variable en fonction des législations et permet de définir ce qui est légal ou non. Mais à ce droit concret on peut ajouter un Droit plus abstrait qui serait le Droit naturel : des règles de Droit qui proviennent de la Nature, de Dieu, de la Morale et qui sont universelles. Le Droit Naturel permet de définir ce qui peut être juste et pourrait ainsi juger de la légitimité des lois réelles. Une certaine idée de la Justice qui reposerait dans une nature humaine (qu’elle soit liée à la Raison ou à la transcendance) nous autoriserait donc à estimer la valeur morale des lois réelles. On comprend que cette idée pourrait légitimer une forme de désobéissance civile aux lois illégitimes (c’est l’idée que défendent ceux qui s’opposent par exemple à la peine de mort au nom de la dignité imprescriptible de la vie humaine). Le Droit naturel serait une Morale universelle indépendante du contexte historique ou géographique.

 

Rousseau se propose donc d’abord d’interroger l’idée même d’un Droit naturel. Il montre que pour qu’un tel Droit existe, il faudrait qu’il soit accessible à un homme à « l’état de nature », un homme hors de toute civilisation et culture. C’est pourquoi, avant d’examiner la question du droit, il va examiner celle de la nature humaine. « Tant que nous ne connaîtrons pas l’homme naturel, c’est en vain que nous voudrons déterminer la loi qu’il a reçue. » Le problème est pour Rousseau que lorsque les penseurs recherchent cet état de nature de l’homme, ils s’adressent en réalité déjà à un homme civilisé, « dénaturé ». On recherche la nature de l’homme dans des phénomènes qui ne peuvent apparaître qu’avec la société et la culture. Les fondements que l’on donne à l’ordre social sont en fait des résultats de la socialisation. On confond Nature et Culture, Nature et Histoire.

Le but de cet ouvrage est de dénoncer les inégalités parmi les hommes, mais surtout de dénoncer ceux qui entendent justifier l’ordre social par une nature qu’ils interprètent à leur manière.

Rousseau va tenter de distinguer ce qui dans l’homme peut être rapporté à sa nature et ce qui doit être rapporté à l’histoire et à la politique. Il va ainsi montrer que le développement des inégalités est lié à celui de la civilisation et que l’homme à l’état de nature n’était pas dans une situation d’inégalité comparable à celle de son époque. L’état de nature, fiction philosophique puisque Rousseau sait bien que les « sauvages » que l’on étudie à son époque sont des êtres de culture, est une arme de dénonciation des méfaits de la société.

Mais ce pessimisme de Rousseau ne le conduit pas à prôner, comme le lui reprochera Voltaire, un retour à la nature (il ne s’agit pas de retourner dans la forêt ou de « marcher à quatre pattes »), mais au contraire à inciter à la construction d’un pacte social équitable qui ne soit pas fait d’abord pour protéger les riches et garantir les inégalités.

Si Rousseau ne vise pas une égalisation absolue des conditions, il opère une critique manifeste des inégalités sociales et politiques de son époque. En ce sens, il est bien un philosophe des Lumières et sa pensée inspirera les acteurs de la Révolution française.

II. Déroulement du discours

Plan du texte (édition GF)

Première partie (l’homme à l’état de nature)

  1. Description de l’homme naturel - Approche physique (P. 69 à 78).

Corps/instrument

Harmonie entre l’homme et la nature – Facultés qui correspondent aux besoins

L’homme naturel est robuste, résistant, peu soumis à la maladie

Bonheur naturel : équilibre des facultés et des besoins – satisfaction immédiate

  1. Son esprit - Approche métaphysique de l’homme naturel (p. 78 à 92)

Quelles sont les différences entre l’homme et l’animal ?

Liberté (libre-arbitre) + Perfectibilité

Thèse empiriste : les idées viennent des sensations

Naissance de la pensée chez l’homme naturel (importance du langage)

  1. Approche morale de l’homme naturel (p. 92 à 107)

Instinct // Raison

Caractère de l’homme naturel : est-il mauvais comme le pense Hobbes ?

L’homme est bon par nature – bon car il ignore le mal (innocence)

Importance du sentiment naturel de Pitié, de Compassion

De l’amour de soi à l’amour propre (p. 97)

Pitié, Amour... Les passions simples de l’homme naturel

Inégalité naturelle moindre que l’inégalité sociale

Comment l’homme est-il passé de l’état de nature à celui de société ? (« différents hasards »)

Seconde partie (Naissance de la société)

  1. Apparition des premières sociétés

Introduction et annonce du propos

Description du développement des sociétés

Causes de la dégradation de la condition de l’homme

Apparition de la vie en famille / Petites sociétés

Habitude de vie en commun / Différence entre les sexes

Développement et usage de la parole (p. 115)

  1. Du « temps des cabanes » au mauvais Contrat social

Les premières sociétés : les hommes vivent dans des cabanes

Société équilibrée (état dans lequel on a trouvé la plupart des communautés humaines)

Développement technique : Métallurgie et Agriculture (p. 119)

  1. Origine de la propriété privée (p.121 à)

Développement des arts et techniques

Importance de l’agriculture : nécessité du partage des terres

Naissance de la propriété / Inégalités de fortune, de richesse...

Les désordres qu’entraînent les inégalités / Etat de guerre dans la société naissante

Association et Contrat

  1. Contrat social et Inégalités

Premier Contrat social à l’instauration des Riches (p. 126 et 127)

Origine de la société et des lois / Destruction sans retour de la liberté naturelle

Ce premier Contrat assure le Droit de propriété et donc les inégalités au nom de la sécurité commune

  1. Droit civil et Gouvernement

Institution des Corps politiques

De l’Etat politique à la tyrannie

Les peuples veulent assurer leur sécurité et leur liberté, mais ce Gouvernement les précipite dans l’esclavage

Le Gouvernement ainsi institué conduit au Pouvoir arbitraire

Corruption des gouvernements

  1. Décadence de la société civile (p. 136 – fin)

Des différentes formes de gouvernement

Progrès de l’inégalité

Changement du pouvoir légitime (issu de la volonté générale) en pouvoir arbitraire

Question de l’obéissance (p. 141)

Le Despotisme comme dernier terme de l’inégalité (conclusion)

 

III. Détail de l’argumentation (extraits commentés)

PREMIERE PARTIE

Premier Extrait : La notion de perfectibilité [p. 78 à 80]

Problématique : Qu’est-ce qui distingue l’homme de l’animal ?

Dans ce passage du texte [de « Je ne vois dans tout animal... » jusqu’à « ... plus bas que la bête même. »], Rousseau s’attache à établir ce qui distingue l’homme de l’animal. Il va montrer que la continuité physique entre l’homme et l’animal n’empêche pas une différence essentielle. Cette différence n’est pas dans le corps, pas plus que dans la simple intelligence comme capacité à avoir des idées. Rousseau la spécifiera comme liée à la liberté de l’homme, à la faculté qu’il possède de s’améliorer grâce à sa volonté : la perfectibilité.

Rousseau semble d’abord adopter la conception mécaniste de Descartes et ne voir dans l’animal qu’une mécanique, une « machine ingénieuse ». Le corps et l’organisme sont selon lui comparables à une machine entièrement déterminée dans ses actions et ses mouvements par les « ressorts » qui la meuvent. Pourtant, quelle est alors la spécificité de l’organisme vivant sur les objets inanimés ? Qu’est-ce qui caractérise la vie ? Ce sont selon l’auteur les sens en ce qu’ils permettent de réagir aux sollicitations extérieures et sans doute d’orienter les actions du vivant en fonction des sensations. Ces sens semblent bien échapper déjà au pur mécanisme puisqu’ils constituent une ouverture au monde de ces machines vivantes. Plus loin, Rousseau affirmera que les sensations produisent des idées aussi bien chez l’homme que chez l’animal. L’animal, l’être vivant est donc livré aux nécessités et au déterminisme des lois de la nature, mais toujours en interaction avec son environnement grâce à ses sens. De plus, Rousseau intègre l’idée d’un principe automoteur qui animerait le vivant, lui permettant de se « remonter lui-même ». Le vivant est ainsi ce qui contient en lui-même la cause de son mouvement, bien que ce mouvement soit aussi suscité par les interactions avec le monde qui l’entoure. Kant critiquera cette conception en montrant que cela ne suffit pas à spécifier le vivant : il ajoutera à cette force automotrice une cause productrice ou une force formatrice pour rendre compte des transformations et du développement des organismes vivants. Rousseau s’en tient donc à une vision déterministe de l’être vivant et par conséquent de l’homme en tant qu’être vivant ou qu’organisme physique.

En effet, il comprend de la même façon la « machine humaine » et rattache l’homme à la nature et à la vie. Il n’y a pas de rupture entre l’homme et l’animal sur le plan physique.

La différence essentielle entre les deux genres réside dans une capacité propre à l’homme qui s’ajoute à sa nature physique et qui ne peut être réduite à son intelligence. En effet, alors que l’animal est « programmé » par son instinct, guidé par la nécessite naturelle et ses règles, l’homme semble échapper en partie à ce déterminisme.

C’est l’instinct qui dicte à l’animal ses choix et la nature fixe la règle des actions et réactions. L’animal naît avec des règles de conduite auxquelles il ne peut déroger. Ainsi, Rousseau avance-t-il l’exemple du régime alimentaire. L’animal ne peut s’écarter du régime que lui assigne la nature, parfois à son préjudice. Au contraire, et c’est le cœur du sujet pour Rousseau, l’homme peut s’écarter de la route que trace pour lui la nature. Ainsi c’est la liberté, en l’occurrence une liberté définie avant tout comme libre-arbitre qui départage l’homme de l’animal. Les choix humains ne sont pas dictés strictement par les règles de sa nature, ils peuvent s’écarter de ce chemin. Ceci, remarquons-le, ne veut pas dire qu’en l’homme la nature se tait, mais simplement que celui-ci peut décider de ne pas entendre ce que son instinct lui dit. Cette capacité proprement humaine a partie liée à la fois avec le libre-arbitre et avec la volonté.

Bien entendu, nous ne pouvons que rejeter la preuve qu’apporte Rousseau : celui-ci avance qu’un homme peut s’écarter de son régime alimentaire, alors que l’animal ne le pourrait pas. Le chat ne peut manger de fruits, ni le pigeon de viande. C’est méconnaître (ce qui s’explique par les connaissances en biologie de son époque) la détermination naturelle du régime alimentaire de tous les animaux, dont l’homme. Ainsi la même démonstration pourrait conduire à supposer que le cochon, animal omnivore, est aussi libre que l’homme. Pourtant, nous pouvons aussi reconnaître que l’homme a été capable au cours de son évolution (notion que Rousseau ne peut connaître puisqu’il faudra attendre le XIXème siècle avec Darwin pour comprendre ce mécanisme essentiel au monde naturel) de modifier son régime alimentaire en fonction des variations de son environnement. Retenons que l’homme est capable d’innover, d’essayer quelque chose de nouveau en conscience et par un acte de volonté.

Donc, l’homme dispose du libre-arbitre et peut volontairement s’écarter des voies de la nature. Mais cette faculté est d’emblée dénoncée comme une faculté ambigüe qui procure un avantage à l’homme dans certaines situations, mais qui peut aussi le conduire à sa perte. La possibilité pour l’homme de s’écarter de sa nature est aussi un risque pour lui de se fourvoyer et de tomber dans l’excès ou dans l’erreur. C’est la cause des passions dissolues et des excès qui caractérisent l’homme. Nous retrouvons là tout le propos du Second Discours. L’homme est libre et peut ainsi s’engager sur la bonne comme sur la mauvaise voie. La possibilité d’améliorer sa condition est indissociable du risque de faire de lui un être dénaturé. En n’obéissant pas aux lois naturelles, l’homme rompt l’équilibre fixé par les lois de l’instinct et s’engage dans une aventure.

Cette faculté propre à l’homme, peut-on l’identifier avec l’intelligence ? Est-ce l’entendement de l’homme qui fait sa différence ?

Le libre-arbitre est en général associé à la capacité de délibération, souvenons-nous d’Aristote qui distingue les choix volontaires des choix involontaires : les choix volontaires étant pour lui plus ou moins délibérés, plus ou moins réfléchis. Le lien entre l’intelligence et la liberté paraît donc établi puisqu’il s’agit de réfléchir à ses choix et de décider en connaissance de cause, même si cette décision aboutit à un acte de la volonté. Mais Rousseau n’envisage pas une rupture entre l’homme et l’animal, mais bien une continuité. Il y a entre l’homme et l’animal simplement une différence de degré en ce qui concerne l’intellect. Ainsi Rousseau reprend-il la thèse des empiristes anglais, qu’il connaît bien, en affirmant que l’animal disposant de sens et de sensations, doit produire lui aussi des idées. Locke affirmait par exemple que toutes les idées proviennent des sens. L’intelligence animale est sans doute inférieure à celle de l’homme, mais elle n’est pas essentiellement différente ; il s’agit d’une différence de degré. Ainsi on pourrait dire selon lui qu’il y a parfois plus de différences entre deux individus qu’entre l’animal et l’homme du point de vue de l’intelligence. Si l’homme se distingue des autres êtres vivants par sa « qualité d’agent libre », ce n’est pas tant en raison de son intelligence (qui ainsi est définie comme la faculté de produire et de combiner des idées) que par sa « liberté d’acquiescer ou de résister » par un acte volontaire.

Mais cette faculté de choisir est surtout soutenue par la conscience que l’homme a de « cette puissance ». C’est la conscience réflexive, la conscience qu’il a de ses actes et de sa volonté qui fait le propre de l’homme. C’est par elle qu’il inaugure une dimension spirituelle et échappe aux lois de la nécessité.

Cependant, Rousseau semble conscient que l’on pourrait contester cette spécificité humaine, que l’on pourrait estimer que l’animal y a part, ou que la liberté humaine n’est qu’une illusion de la conscience justement (c’est la thèse par exemple de Spinoza). Mais même si l’on réfute cette liberté comme possibilité d’échapper au déterminisme, il faut bien convenir que l’homme a une particularité incontestable : la perfectibilité. La liberté de l’homme, la conscience qu’il a de sa volonté, trouvent leur sens dans l’inscription de celui-ci dans le devenir, dans l’histoire. L’homme est un être historique qui devient et non un être qui est par essence déterminé. L’être humain se perfectionne, se modifie et ses choix le modifient. Cela semble incontestable pour Rousseau et c’est sans doute la clé de sa conception de l’histoire humaine. L’étude par Rousseau de l’homme à l’état de nature et sa distinction de l’homme tel qu’il vit en société repose sur cette conception de l’évolution de l’homme au cours de l’histoire. L’homme change en se socialisant, en établissant le pacte social. C’est donc qu’il peut changer ! On pourrait penser ici à l’affirmation de l’existentialisme contemporain et de Sartre selon lequel « chez l’homme, l’existence précède l’essence », c’est-à-dire que l’homme n’est pas déterminé par son essence mais par ce qu’il fait. L’homme est un être historique qui est modifié par les circonstances et qui se modifie lui-même par ses choix.

Comme le soulignera aussi Sartre, cette indétermination est ce qui fait la responsabilité de l’homme. En effet, l’homme est perfectible, il peut s’améliorer et son destin dépend de ses choix. Mais cette faculté est cependant porteuse de lourds dangers. La perfectibilité de l’homme lui ouvre sans doute la possibilité de s’améliorer, mais en l’écartant de la nature, elle lui fait courir aussi le danger de déchoir.

Ainsi à l’échelle d’une vie individuelle peut-on voir l’illustration de cette faculté dans le développement de l’individu, d’abord un enfant, puis un adulte et enfin un vieillard. Pour Rousseau, cela illustre parfaitement le double effet de cette disposition : s’élevant jusqu’à l’âge de raison, l’homme retombe dans la faiblesse avec la vieillesse. Mais surtout, si l’on s’élève au niveau de l’espèce humaine, on voit le risque que nous fait courir cette faculté de changement. L’humanité peut s’élever, peut choisir la meilleure voie et prendre le chemin de la spiritualité et de la morale, mais peut aussi à tout moment déchoir et tomber « plus bas que la bête même ». Le progrès et le développement ne sont pas des garanties d’amélioration.

La perfectibilité est donc à la fois la bénédiction et la malédiction qui fait porter à chacun le poids de ses choix et de son histoire.

 

Deuxième extrait : La pitié [p.93 à 97]

Problématique : Approche morale de l’homme naturel – L’homme à l’état de nature a-t-il es qualités morales ? Est-il bon ou mauvais ? Existe-t-il des vertus naturelles sur lesquelles faire reposer le développement moral de l’homme ?

Nous suivrons l’interrogation de Rousseau dans ce passage du Discours qui concerne les vertus et les qualités morales de l’homme naturel, si elles existent. Le questionnement débute p. 93 [« Il paraît d’abord que les hommes dans cet état...] et se termine p. 97 [« ... pour empêcher la Nature qui se révolte en lui de l’identifier avec celui qu’on assassine. »] Nous suivrons le cours de la démonstration de Rousseau et verrons comment elle s’oppose aux conclusions de Hobbes et conduit à la conclusion selon laquelle ce sont la philosophie, la réflexion et toutes les qualités développées dans l’homme social qui détourne l’homme de sa pitié naturelle et le font souvent immoral.

Rousseau montre d’abord que l’état de nature est par définition un état où n’existent pas les relations sociales telle que nous les connaissons. La communauté humaine est éparse et l’on n’a pas encore songé à se donner des règles dans les relations. Ainsi l’état de nature est une condition sans relation morale entre les hommes, c’est-à-dire sans droits ni devoirs, sans jugements ni réflexion sur les actions que l’on peut avoir avec ou sur les autres. L’homme naturel ignore toutes ces obligations sociales qui constituent l’essentiel des développements de notre morale sociale. Cela veut-il dire qu’il est livré à ses instincts brutaux, qu’il recourt à la violence et peut-être qualifié de « mauvais » selon nos critères éthiques ?

En effet, il semble bien que si l’homme naturel ne possède aucune des vertus qui lui permettraient de se conduire correctement à l’égard des autres, il ne peut retenir ses penchants à la violence. C’est par exemple ainsi que Sigmund Freud envisagera les effets de la morale et de l’éducation : permettre aux hommes de maîtriser leurs pulsions et leur violence pour pouvoir vivre ensemble. Mais l’on voit bien que cette conception est en elle-même contradictoire : on conclut de l’absence de vertus sociales la méchanceté de l’homme hors de toute société. C’est ce que va souligner Rousseau.

L’homme naturel ne connaît « ni vices ni vertus » et il est à proprement parler dans un état d’innocence qui le soustrait à tout jugement moral. Ainsi, l’homme naturel n’est ni bon ni mauvais, puisqu’il ne connaît pas les vices inhérents à la vie en société. A l’image des animaux, l’homme « sauvage » est guidé par sa nature et son instinct, il obéit aux lois de la conservation et uniquement à celles-ci. Cette absence de connaissance morale, cette innocence nous conduisent-elles à la conclusion de Hobbes selon laquelle en cet état l’homme serait un « loup pour l’homme » ? Hobbes imagine en effet que sans les bénéfices de l’éducation et de la morale, sans surtout la contrainte d’un pouvoir fort qui l’empêche de donner libre cours à sa nature violente, l’humanité serait dans un état de guerre perpétuelle de « tous contre tous ». Ainsi la liberté naturelle n’est-elle pour lui qu’un mot, puisqu’elle ne peut jamais être réalisée : elle s’annihile dans le conflit des libertés. La conception de Rousseau est totalement différente et sur bien des points s’oppose strictement aux conclusions de Hobbes. Si pour ce dernier, l’homme est naturellement mauvais par ignorance de la morale et de la loi, pour le philosophe des Lumières au contraire cette ignorance le préserve des abus de la condition sociale.

A l’état de nature, l’homme ne se compare pas aux autres, ne jalouse pas leur condition ou leurs richesses, il vit sans passion dans la tranquillité naturelle réservée à ceux qui vivent en harmonie avec la nature et avec leur nature propre. Ainsi l’homme ne peut être naturellement méchant puisqu’il n’est pas à proprement parler en concurrence avec autrui. L’état de nature est un état d’indépendance et d’autarcie qui empêche toutes les convoitises nées de la vie sociale et du développement des inégalités. Encore une fois, Rousseau prend à rebours le problème des inégalités et montre qu’elles ne peuvent se justifier par le recours à la nature mais sont liées à la socialisation. Ainsi ce sont les passions sociales qui ont rendu les lois et les règles nécessaires, l’état de nature se caractérise justement par l’absence de ces passions et donc de ces règles. On pourrait dire que l’homme à l’état de nature est amoral sans être immoral (il n’a pas de morale, mais ne s’oppose pas à la morale).

Pourtant cette qualification de l'homme naturel ne suffit pas à rendre compte des qualités de l'état de nature. C'est que nous sommes habitués à juger à partir des vertus sociales qui sont essentiellement rationnelles ou raisonnables, mais les vertus naturelles ne sont pas de cet ordre : elles sont de l'ordre du sentiment. La neutralité morale n'est pas la véritable condition morale de l’homme naturel, elle prend son véritable sens quand on s’aperçoit qu’elle est orientée par une « vertu naturelle » et universelle, par un sentiment partagé par tous les hommes : la Pitié.

La pitié est définie comme « une répugnance innée à voir souffrir son semblable ». Elle est un sentiment qui oriente l’homme vers le bien sans qu’il n’en ait conscience et sans que l’on puisse encore parler de morale. Ainsi Rousseau pense-t-il que cette vertu naturelle est partagée par tous les êtres sensibles, les animaux participent de cette tendance naturelle à compatir ou à avoir de l’’empathie pour son semblable ou pour autrui. L’auteur en prend pour preuve la répugnance des animaux vis-à-vis de la mort de leurs semblables, la « conscience » instinctive qu’ils ont de la mort à l’approche d’une « boucherie ». Nous sommes forcés à admettre chez tous les êtres doués de sensibilité une certaine forme de sensibilité aux souffrances de l’autre. Cette tendance est antérieure à tout développement de la réflexion et de la philosophie, c’est un sentiment pré-moral qui n’exige pas de s’interroger sur la justice ou de juger autrui. Cette conception de la pitié ou de l’empathie comme un sentiment essentiel pour comprendre l’orientation morale de l’homme se retrouve à la même époque chez les empiristes anglais, et notamment chez Hume que Rousseau fréquentera plus tard avant de se brouiller avec lui comme avec tous ses amis. Pour Hume en effet, la pitié est un sentiment naturel qui modère en chaque homme les tendances à la violence et qui est la marque d’une orientation pré-rationnelle de l’homme à la morale. Jeremy Bentham, fondateur de l’utilitarisme, fera de ce sentiment l’équivalent d’un sixième sens chez l’homme.

Comment fonctionne ce sentiment qui nous oriente vers le bien ? La pitié s’explique par le mécanisme de l’identification à autrui : je souffre en voyant la souffrance de l’autre, je m’identifie à sa souffrance. J’éprouve moi-même les souffrances de mes semblables et cela n’est pas lié à la réflexion, ni même à l’imagination simplement. Ce sentiment s’explique par le mécanisme simple de l’identification : je souffre en me mettant à la place d’autrui qui souffre. Ce n’est pas une tendance morale qui naitrait de la pensée, mais une sorte de prolongement de l’amour de soi portant sur autrui. C’est un sentiment naturel dont Rousseau va nous faire toucher du doigt la prégnance. En effet, il commence par montrer que c’est un sentiment naturel chez tous les animaux que de répugner à la vision de la souffrance ou de la mort, puis il évoque la souffrance que l’on éprouve au spectacle de la souffrance d’autrui, les angoisses de celui qui ne peut porter secours à son semblable (p. 96). Le tableau est évocateur et nul ne peut alors nier être sujet à la pitié, sans qu’il y ait besoin de recourir à la réflexion. L’imagination suffit pour démontrer au plus grand nombre que l’homme est un être accessible à la pitié naturellement. L’évolution de la société nous porte bien à oublier ce sentiment en faisant appel justement à la raison, à la réflexion pour nous éloigner de notre sentiment premier, comme le montre l’Histoire (Rousseau a recours ici à une forme rhétorique classique, les exempla qui décrivent une situation historique pour donner à voir un modèle de comportement moral).

L’argumentation de Rousseau vise alors à montrer que c’est bien la vie sociale et les vices et vertus qu’elle permet de développer qui est à l’origine de l’immoralité. Au contraire, la véritable morale serait celle qui s’accorderait à ce sentiment naturel de Pitié et favoriserait « la Générosité, la Clémence, l’Humanité ». La morale issue de l’intelligence et de la mise en place de règles éthiques ne peut que dépérir si elle perd de vue cette orientation naturelle à la bonté à l’égard d’autrui. Ainsi Rousseau montre-t-il la voie vers une morale fondée sur la Nature et sur les vertus naturelles.

Définitivement opposé à Hobbes, le propos du Second Discours conclut à la nocivité de la réflexion et de la « philosophie » quand elle s’écarte du chemin tracé par la nature. Les deux vertus naturelles que sont l’amour de soi (conservation) et la pitié sont ainsi perverties chez l’homme civil : l’amour de soi devient un amour propre à l’origine de l’orgueil et de la jalousie ; la pitié est éteinte par la réflexion qui isole l’homme de ses semblables et fait privilégier sa sécurité et son plaisir à l’amour d’autrui. Ainsi c’est l’homme civil qui se bouche les oreilles et empêche ses élans du cœur qui faisaient pourtant son humanité ! Comment ne pas penser à ces sujets d’actualité qui nous font préférer notre confort même s’il est au prix de la souffrance des autres...

 

La conclusion de cette première partie du Discours tire les enseignements de l’analyse des qualités de l’homme à l’état de nature. Rousseau a montré que la nature ne peut fonder des inégalités qui n’apparaissent qu’avec la socialisation. Ce n’est pas la nature qui génère les inégalités et qui fait naître les différences entre les hommes, mais bien l’histoire et la vie en société. Ainsi l’on ne peut justifier les inégalités en se référant à cet état de relative égalité. Il reste donc à expliquer la naissance et l’accroissement des différences entre les hommes, la genèse des inégalités et l’origine des hiérarchies entre les hommes. Ce sera le propos de la seconde partie du Discours...

 

SECONDE PARTIE

Troisième Extrait : Le temps des cabanes [p. 112 à 119]

Dans cette seconde partie du Discours, Rousseau va s’appliquer à reconstituer l’origine des sociétés humaines et à en montrer les conditions, les étapes et les difficultés. Il s’agit désormais non plus de contredire les doctrines philosophiques qui voyaient en l’état de nature l’origine des inégalités, mais de faire un véritable travail d’anthropologue. Rousseau se montre sur ce point un précurseur de l’ethnologie comme le soulignera Claude Lévi-Strauss.

Problématique : Partant de l’état de nature, dans lequel l’homme vivait en harmonie avec la nature, comment l’être humain a-t-il pu rompre avec cet équilibre et entrer dans le processus de la culture et de la socialisation ?

La perfectibilité, nous l’avons vu, inscrit l’homme dans l’histoire et le conduit à inventer peu à peu des moyens d’améliorer son quotidien, de développer son emprise sur la nature. Elle le conduit à se socialiser, à bénéficier des avantages du groupe sans en sentir d’abord les inconvénients. Les premières sociétés selon Rousseau sont paisibles et l’équilibre entre les nouvelles capacités des hommes et les appétits qu’elles vont créer n’est pas encore entré dans le cercle du progrès technique et de la décadence morale. Ainsi, classiquement, Rousseau envisage-t-il une origine naturelle à la socialisation de l’homme en rattachant la naissance des premières sociétés à l’émergence de la famille et à la sédentarisation. Les premiers moments de la société correspondent à la construction des cabanes, à la sédentarisation du clan ou de la famille qui échappe ainsi à la précarité des animaux, mais qui inaugure par-là même de nouveaux sentiments, de nouvelles passions et de nouveaux droits. En effet, le temps des cabanes est aussi celui de l’invention d’une sorte de propriété qui rattache les familles à leurs biens, qui les rend possesseurs de leur terrain et de la culture qu’elles y entretiennent. Un avantage donc en termes de protection et de garantie face à la nature et aux difficultés de l’approvisionnement, un avantage procuré par la force commune et le travail en commun.

Mais cette sédentarisation que Rousseau place logiquement aux débuts de la socialisation (on pourrait sans doute lui opposer l’existence de propriétés communes et de sociétés nomades) entraîne aussi de nouvelles promiscuités, de nouveaux attachements sentimentaux. La famille est le commencement de l’amour-propre (qui succède à l’amour de soi naturel) et l’ébauche de l’orgueil et de la compétition. La promiscuité développe des sentiments jusqu’alors inconnus d’amour et de jalousie, elle entraîne l’excès des passions. L’homme est bientôt pris dans des liens qu’il voulait desserrer. De même, le sentiment de l’estime ou de la considération émerge et s’affirme comme un droit auquel chacun veut prétendre : naissance de l’orgueil, de l’honneur et de l’injure. Nous pourrions relier ce besoin nouveau à celui que les philosophes modernes depuis Hegel désignent comme le besoin de reconnaissance mutuelle. Chacun entend être reconnu dans sa dignité par les autres et si cela apparaît comme le principe de la concorde sociale et de l’égalité, c’est aussi celui de la discorde et des conflits quand ce droit est dénié. Envie, vanité, mépris, honte : autant de sentiments excessifs que ne connaissait pas l’homme naturel et qui proviennent de la socialisation. Rousseau parvient à démontrer de manière convaincante les conséquences néfastes de la socialisation et du progrès en mettant en avant la genèse d’affects « tristes » qui diminuent la liberté de l’homme (Spinoza).

Il est à remarquer que le texte situe dans cette société naissante l’origine des langues et explique leur diversité. Les inégalités sont ici toutes en germe qu’elles proviennent de la famille et de son organisation (inégalité homme/femme, inégalité des amours...), de la différence des langues ou de celle des climats et des conditions de vie. Rousseau semble bien penser la diversité avant tout comme inégalité.

Pourtant ce premier état des sociétés demeure un état paisible dans lequel les inégalités ne sont pas marquées et où règne une certaine harmonie entre les besoins et les capacités. Rousseau qualifie ce « temps des cabanes » d’époque « la plus heureuse et la plus durable », c’est pourquoi selon lui la plupart des peuples qui ont été découverts de par le monde, la plupart des « sauvages » vivaient dans cet état. Il ne faut donc pas penser que l’état de nature est celui de ces sociétés et Rousseau n’est pas assez naïf pour imaginer l’homme « primitif » comme un homme à l’état de nature, mais bien comme un homme dans son premier état civil. Cependant, cette conception rattache néanmoins les sociétés découvertes à un état primitif dont le développement de la civilisation nous aurait fait sortir. Bien que le progrès ait eu lieu pour le meilleur mais surtout pour le pire, Rousseau ne va pas jusqu’à contester qu’il y ait bien un progrès. L’ethnologie nous permet aujourd’hui de rompre avec cette vision qui fait des cultures autres des cultures « primitives » en montrant qu’elles ont leur valeur propre et leur « modernité ».

 

La démonstration que Rousseau va mener a ici son importance (p.118 à 119) : elle consiste à rapporter le développement désormais rapide et irrémédiable des inégalités à l’économie et à l’agriculture. Il renoue en même temps avec la conception chrétienne qui voit dans l’obligation du travail une malédiction pour l’homme et un des effets de sa rupture avec l’état originel, l’état de nature.

L’homme sort de de premier état civil, non par une décision ou par un décret de la nature, mais bien par un hasard, « un funeste hasard » issu de circonstance accidentelles, mais néanmoins inévitables en raison des germes de dissension présents en son sein. Rousseau fait d’abord un portrait idéalisé de la vie des premières sociétés. Dans ces sociétés, le travail est libre puisqu’il ne vise qu’à satisfaire les besoins de chacun. De même, le commerce est limité à des échanges nécessaires et relativement équilibrés. Il n’y a pas d’accumulation et la question de la propriété ne se pose pas. Rousseau montre que c’est par le développement de cette accumulation, liée à l’agriculture notamment, que les inégalités vont s’accroitre et que le travail va devenir une obligation et une malédiction. Il insiste donc sur la genèse des inégalités et de la misère qui l’accompagne et la relie à la transformation de la nature par le travail. L’état de nature est définitivement corrompu par ces transformations qui livrent l’homme à l’esclavage et à l’inégalité...4

 

Quatrième Extrait : Le faux Contrat [p. 125 à 128]

Problématique : Pourquoi la première association contribua-t-elle au développement des inégalités ? Quelle est l’origine du pacte d’association qui donna naissance à la société civile et aux lois ? En quoi peut-on affirmer que ce pacte était un « contrat de dupes » en faveur des plus riches ?

Rousseau fait ici la genèse de la société politique et décrit la décadence de celle-ci vers la tyrannie. Il s’agit désormais dans cette deuxième partie d’expliquer comment l’on passe de l’état de nature à la culture et comment s’établissent les premières sociétés et les premières lois. Ainsi Rousseau va-t-il montrer à partir de quelles évolutions la société civile émerge-t-elle.

D’abord Rousseau dresse le portrait des premières sociétés ou plutôt des premiers groupes qui n’ont qu’une organisation simple et qui répond à des besoins communs. C’est la période la plus stable et la plus heureuse de l’humanité. Ainsi il décrit ce que l’on pourrait appeler le « temps des cabanes », le temps où les hommes vivent en petites communautés de familles et s’entraident. La société naissante est relativement harmonieuse et correspond à l’état dans lequel on a trouvé la plupart des « sauvages », ce qui montre encore une fois la stabilité de cette situation.

Mais par un « funeste hasard » qui a fait entrer l’homme dans l’histoire, ces premières sociétés portent déjà le germe des futurs maux qui touchent la société. Le regroupement des hommes en communautés permet un commerce équitable, un lien d’interdépendance qui n’est pas sans rappeler la notion de « doux commerce » telle qu’on la trouve chez Montesquieu. Mais bientôt ce commerce se change en accaparement, en accumulation et les plus ambitieux s’approprient les richesses et inventent la propriété. C’est bien la naissance de la propriété qui est pour Rousseau le marqueur du développement exponentiel des inégalités parmi les hommes.

Du fait du développement des techniques, la métallurgie et l’agriculture, les hommes vont être conduits à l’obligation du travail et notamment du travail pour autrui. Si certains cultivent pour d’autres, ceux-ci se spécialisent dans les techniques du métal. Il y a alors spécialisation dans les divers métiers et travaux et cela engendre de multiples scissions dans la société. De plus, l’agriculture entraîne un phénomène d’enclosure, la terre n’appartient plus à tous mais devient l’objet d’un partage : « De la culture de la terre s’ensuivit nécessairement leur partage » nous dit Rousseau (p. 121). L’apparition du droit de propriété confirme la disparition de la loi naturelle. A partir de ce constat, on peut montrer avec l’auteur que les inégalités ne peuvent que s’accroître. Tant que les fruits de la terre appartenaient à tous, les règles de la propriété et du droit n’avaient pas de raison d’être. Avec le partage des terres, une nouvelle organisation sociale s’impose. C’est donc la division du travail et l’idée de propriété qui sont les sources des inégalités de richesse.

Rousseau fait ici une généalogie en règle des fractures de la société et des inégalités, mais il ne faut pas comprendre cette approche des inégalités comme une condamnation sans retour de la propriété et du travail. Il s’agit bien plutôt d’une part de montrer que les inégalités ne viennent pas de la nature, mais bien de la socialisation de l’homme ; et d’autre part que c’est à une réorganisation équitable du travail et de la propriété que peut venir le salut de la société. Ce sera l’objet du Contrat social. Mais avant d’avancer les conditions d’une organisation sociale juste, Rousseau opère la critique de son temps et de l’organisation sociale qui y prévaut. S’il ne condamne pas la propriété, dans les termes qu’emploiera Proudhon (« la propriété c’est le vol » dans Qu’est-ce que la propriété ? en 1840), il souhaite une plus juste répartition des emplois et des richesses.

 

C’est donc dans cette rupture de l’égalité naturelle qu’il faut chercher les causes des conflits et des inégalités. Ainsi la société naissante est à la suite du partage des terres et des tâches parcourue de nombreuses inégalités de plus en plus importantes : cela donne lieu à des conflits et à un état de guerre de tous contre tous. Ici Rousseau répond à Hobbes pour lequel l’état de nature est un tel état conflictuel : pour Rousseau, c’est la société qui provoque l’envie et le conflit en créant des inégalités. Poursuivant son rapide aperçu de l’Histoire de l’humanité, le Discours fait le portrait d’une société naissante livrée au brigandage et à la guerre. C’est de cet état que va naître le besoin de règles et de lois, ainsi que le premier pacte social et le premier gouvernement.

La suite du Discours va dénoncer les conditions du premier pacte social qui résulte de cette situation de conflit entre les riches et les pauvres. Il y voit un « contrat de dupes » passé à l’initiative des riches, de ceux qui possèdent, à partir d’une tromperie. En effet, les « maîtres » qui ont le plus à perdre dans cet état de guerre et d’insécurité vont alors convaincre les autres de s’unir pour faire respecter des lois communes. Mais ces lois communes imposées au nom de la paix vont en réalité être à l’avantage exclusif des propriétaires, des plus favorisés. Croyant assurer par la loi sa liberté, le peuple adhère à l’établissement d’un établissement politique, aliène sa liberté à un pouvoir extérieur censé protéger chaque citoyen. Mais les termes du contrat sont ici faussés et ne visent qu’à assurer les avantages des plus riches et à renforcer les inégalités par la force de la loi. Telle fut « l’origine de la société et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche ». Attirer ainsi l’attention sur les conditions politiques de ce premier contrat social permet de comprendre pourquoi les citoyens ont ainsi abandonné leur liberté sans avoir choisi la servitude. Il explique ce que Etienne de La Boétie,  (1530-1563) nommait la "servitude volontaire" par une tromperie (De la servitude volontaire est un ouvrage d’Etienne de la Boétie, ami de Montaigne, dans lequel il tente de comprendre les raisons de la soumission du peuple à la tyrannie).

Le premier établissement politique est un contrat inéquitable et illégitime qui renforce le pouvoir des plus riches, il est une « usurpation » par laquelle le peuple est assujetti irrémédiablement.

Bien que chacun soit soumis aux mêmes règles et obéisse aux mêmes lois, celles-ci ont été faites au bénéfice des mieux lotis. Rousseau attire ainsi l’attention sur l’origine injuste du Droit et de la Loi, prenant à contre-pied la pensée de son époque et ses amis encyclopédistes. La société civile qui devait faire des citoyens libres et égaux constitue un peuple d’esclaves.

 

La conclusion de cette deuxième partie est consacrée à la transformation de ce pacte originel et trompeur en une organisation politique complète. Au-delà des premières lois, il apparait vite qu’il faut assurer la gestion de la société plus en détail : c’est la formation du gouvernement. Si cette organisation politique est d’abord née du consentement du peuple et a pu être d’abord sous son autorité, Rousseau va montrer qu’elle échappe à son influence au fur et à mesure de la confiscation des pouvoirs par les élites et les puissants. La décadence du gouvernement en tyrannie et en despotisme lui paraît inévitable à partir des conditions de son apparition. La corruption de la démocratie comme de la monarchie vient de la nature fondamentale du pacte social. Il s’agira donc désormais pour lui de proposer une résolution politique de cet situation en établissant les conditions nécessaires à un véritable Contrat social qui soit fondé sur la volonté générale et qui respecte l’égalité et la liberté de tous.

 

En Conclusion

A contre-courant de toute son époque, Rousseau marque de son originalité la philosophie des Lumières. Il n’adhère pas à la croyance dans le progrès qui caractérise les encyclopédistes et ne place pas tous ses espoirs dans la Raison. Au contraire, il entend bien rappeler l’importance des sentiments naturels de l’homme et dénoncer les effets pervers du développement de la Raison et des Techniques. En cela, certains feront de Rousseau un précurseur du Romantisme et de son appel lyrique.

Pourtant, la philosophie rousseauiste porte bien en elle la critique féroce de son temps et constitue une charge politique contre l’absolutisme qui n’a rien à envier aux penseurs de la Révolution française (les révolutionnaires s’inspireront d’ailleurs de son Contrat social dans la rédaction de la Constitution). Elle a de plus l’intérêt de s’inspirer de la philosophie des empiristes anglais que Rousseau connaît bien (il se réfugiera un temps chez Hume) tout en en montrant les limites, en retournant par exemple l’idée de Locke selon laquelle le Droit de propriété vient du travail en une critique de ce droit fondé sur la division et l’inégalité.

Elle ouvre de plus une problématique nouvelle en soulignant la perfectibilité de l’homme et son irrémédiable historicité.


 

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