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Existence humaine et la Culture 2 : Morale Religion Education
II. La culture permet-elle une transformation de l’homme par lui-même ?
La Culture est avant tout un travail, un processus de transformation qui touche l’environnement de l’homme, mais qui modifie aussi certainement ce dernier. En effet, la modification du milieu humain, des rapports entre l’homme et la nature, transforme celui-ci en un être civilisé qui a rompu avec son état de nature. Par la vie en société, l’homme s’affirme comme « animal politique » en même temps que comme être civilisé.
L’ambiguïté de ce processus culturel est soulignée notamment par Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes, il y affirme que la société a généré des inégalités qui la minent. En civilisant les hommes, la société crée les différences face à l’égalité naturelle entre les hommes. Il oppose l’« état de nature » (mythe du bon sauvage) à cet état de l’homme civilisé. Par le processus de socialisation, il devient difficile d’identifier en l’homme ce qui relève de la nature et ce qui relève de la culture. Mais avant de comprendre les différences qui naissent entre les hommes de par la vie en société, n’est-il pas important de saisir la manière dont celle-ci modifie les comportements et la nature même de l’individu ?
Ce qui caractérise la situation de l’homme, c’est son statut entre nature et culture. Nous avons vu avec le texte de G. Bataille que cette confrontation est faite de négation et d’interdits. Cette négation de la nature, l’homme l’accomplit en la transformant, en créant un monde à son image. Ceci conduit à ce que nous avons vu comme développement de la technique et des arts, avec leur part de danger, de domination, mais aussi leur promesse de créativité et de réalisation de l’homme au cœur de son environnement et de la vie en société.
Mais cela nous conduit aussi à ces mises en œuvres que sont la religion ou l’éducation. Cette culture est alors une transformation dirigée non vers l’extérieur, mais vers l’homme lui-même. Si la transformation de son environnement change l’homme, la vie en société déjà modifie sa « nature ». C’est ce qui constitue la perfectibilité de l’homme selon Rousseau : on peut l’éduquer, il ne naît pas tout constitué (d’ailleurs l’homme est l’animal dont l’enfance se prolonge, on parle même d’une juvénilisation de l’homme), la nature ne l’a pas pourvu tel les autres animaux. Au contraire, il est perfectible, il se modifie, apprend, se transforme lui-même.
Le processus par lequel l’homme se transforme est d’une double nature : Bataille parle de religion, d’interdits d’un côté, et d’éducation de l’autre. Faut-il parler avec la loi morale, avec la religion et ses interdits, d’une domestication de l’homme ? Il s’agit d’abord de permettre la vie en société, nous verrons que cela nécessite bien des renoncements sans doute. Mais il s’agit aussi de s’éduquer, d’apprendre à vivre avec autrui et à maîtriser sa nature (si tant est que cela soit nécessaire), et finalement d’apprendre l’autonomie et la liberté dans la responsabilité (but de toute éducation selon Kant).
1. La vie en société est-elle une domestication de l’animal humain ?
La société est nécessaire notamment pour transformer le monde, pour travailler en commun à rendre le monde habitable. L’homme est un être social et à la différence des autres animaux vivant en société, sa vie en collectivité ne répond pas à un instinct grâce auquel les relations entre individus s'organisent naturellement. L'homme, lui, doit organiser sa vie en société selon ses propres règles, c'est d'ailleurs ce qui explique la diversité des formes d'organisation sociale, des mœurs et des coutumes selon les peuples et les civilisations. Comment organise-t-il cette vie en société ? En édictant des lois, en fondant des religions et des interdits, en s’éduquant… Mais cette organisation de la société par l’homme lui-même qui le fait sortir de son état de nature, révèle aussi ce qui en l’homme peut s’opposer à une vie commune harmonieuse.
Que l’on estime que la vie en société est à l’origine des inégalités et des tensions qui rendent la vie en commun problématique ou plutôt que l’on pense ave Hobbes que l’homme est naturellement tourné vers la violence, il faut bien convenir que la vie en société consiste notamment en un ensemble de règles qui établissent les rapports sociaux et gèrent les conflits. La maîtrise des instincts ou des pulsions égoïstes semble bien être le but de la civilisation des mœurs dont parle le sociologue allemand Norbert Elias (1897-1990). Il décrit dans son ouvrage majeur, la longue transformation de la société et de l’individu par le processus culturel, vers une existence d’où la violence est peu à peu rejetée par l’acquisition de règles de vie en société apaisées. Les hommes selon lui vont vers le polissage de leurs mœurs, l’évacuation de la violence et la concorde.
On voit bien que cette idée est rendue problématique depuis notamment la Seconde Guerre mondiale au cours de laquelle cette évolution a, pour le moins, été compromise. Ne faut-il pas alors comprendre avec Freud que la Culture est un processus de domestication des pulsions, de maîtrise de la nature humaine dans la vie en société, mais une domestication toujours en tension, toujours menacée par le surgissement du refoulé ?
a) La culture comme un processus de domination des instincts et des pulsions ?
Qu’est-ce que la culture, si ce n’est ce qui nous permet de vivre ensemble sans nous livrer à ce que Hobbes (à l’inverse de Rousseau) caractérise comme la « guerre de tous contre tous ». Si l’homme est un loup pour l’homme, c’est parce que la civilisation, la société dans laquelle il vit le conduit à la promiscuité, l’envie et la violence… L’homme est caractérisé par ce que Kant nomme « l’insociable sociabilité » ; c’est-à-dire qu’il est irrésistiblement attiré par son prochain, par la vie en société, mais il en supporte mal les contraintes (c’est aussi en raison de son indéfectible aspiration à la liberté). C’est cette opposition entre le besoin de société et l’aspiration à la liberté solitaire ou individuelle qui est le moteur de l’histoire et du progrès. C’est donc à une limitation des pulsions, de la violence et de la liberté individuelle sans doute que nous conduit la culture. La culture peut être envisagée comme une répression des instincts destructeurs de l’homme… tant au niveau individuel que sociétal.
Dans Malaise dans la civilisation (1929), Freud nous renseigne au sujet de cet aspect inhibiteur de la civilisation. Il généralise son constat d’une domination au niveau du sujet des pulsions et instincts, refoulés dans l’inconscient. Ces instincts ont à voir selon lui avec la violence et la sexualité. On comprend dès lors que le processus de civilisation qui fait sortir l’homme de l’état de sauvagerie doit gérer les élans naturels de ce dernier pour permettre une vie en société supportable. La religion et ses interdits, dont nous parlait Bataille, est un auxiliaire indispensable dans cette répression des instincts destructeurs. Elle encourage le refoulement des penchants anti-sociaux de l’individu et constitue donc ce lien nécessaire à la communauté. La culture, la civilisation, doit déployer beaucoup d’efforts pour contrecarrer les élans de la nature humaine. La culture est dont le processus et le résultat de ces efforts.
« Le terme de civilisation désigne la totalité des œuvres et organisations dont l'institution nous éloigne de l'état animal de nos ancêtres et qui servent à deux fins : la protection de l'homme contre la nature, la réglementation des relations entre les hommes»
Régir les relations entre les hommes, c’est aussi permettre le dépassement de l’intérêt individuel. Rousseau qui lie les inégalités au processus de civilisation, convient néanmoins qu’il faut gérer socialement et politiquement la vie en commun : d’où le Contrat social qu’il décèle à l’origine de l’organisation politique et qui permet de créer à la place du conflit des intérêts particuliers, un intérêt général qui devient le guide de la vie politique.
Au passage, nous pouvons souligner que l’idée d’une domination des instincts et des pulsions par la culture, privilégie une vision pessimiste de l’homme en société, incapable de se supporter et de supporter ses voisins sans des lois et des règles qu’il est obligé de suivre.
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Tant au niveau individuel qu’au niveau collectif, nous voyons donc d’abord dans le processus de civilisation, une mise en œuvre de forces de répression, d’inhibition qui limitent la violence de l’état de nature. Pourtant, au-delà de cette caractérisation négative, ne faut-il pas reconnaître à ce processus la capacité de créer un monde spécifiquement humain, c’est-à-dire un monde qui fasse une place à la raison d’abord, finalement à la réalisation des potentialités de l’homme ?
En effet, si l’homme, malgré les difficultés persiste à vivre en société, c’est bien qu’il y trouve un avantage. Il s’agit de souligner d’abord l’avantage matériel, dans une vision pragmatique de la vie en société. Nous l’avons dit, l’homme est un animal de culture d’abord parce qu’il a un intérêt rationnel à l’être. L’état de nature laisse l’homme démuni, mais celui-ci compense cette faiblesse par sa maîtrise des techniques, par sa raison et son intelligence, mais aussi et surtout par une vie en commun qui lui permet de réaliser ses potentialités. Le travail est plus efficace à plusieurs, la survie est assurée quand une communauté œuvre dans le même sens. Ce sont donc les besoins économiques et vitaux qui unissent les communautés. La société permet ainsi de diviser et de spécialiser le travail pour en accroitre l’efficacité, elle favorise ainsi les échanges et la circulation des produits. Pour satisfaire mes besoins, j’ai besoin d’autrui comme lui a besoin de moi… La vie en société constitue une communauté de travail et d’échanges. Elle a un intérêt rationnel qui séduit l’intelligence humaine et l’oblige à certaines concessions. La culture est donc bien un travail sur la nature qui oblige à un travail sur soi, mais dans l’intérêt de la réalisation des aspirations matérielles. Pour cela, l’individu accepte de brider sa liberté, de reporter l’assouvissement de ses désirs et de canaliser le débordement de ses pulsions.
On peut donc dire premièrement que le processus de civilisation n’est pas seulement une domination des pulsions, il est la réalisation d’aspirations rationnelles et matérielles, il est un renoncement utile et raisonnable.
Pourtant, il faut ajouter que ce renoncement est en fait un moyen d’accomplir les potentialités de l’homme. De même que la transformation technique et la création artistique sont des moyens de mettre en valeur le monde naturel, la transformation de l’homme par la culture, c’est-à-dire par la vie en société, ses règles et ses institutions, est un moyen de réaliser et de mettre en valeur ses potentialités. Ainsi, la contrainte qui pèse sur les instincts et les pulsions n’est-elle que le moyen de faire une place à d’autres forces, d’autres valeurs, sans doute aussi légitimes et vitales. « L’homme ne veut pas rester tel que la nature l’a fait » selon Hegel.
Il y a une autoproduction de l’homme dans la culture. On peut dire de cette façon que la culture fait une place à la rationalité, à la raison. C’est la perfectibilité de l’homme, mais aussi la conscience qu’il a de lui-même, qui permettent ce travail de construction de soi par la culture. En effet, elle donne accès à un savoir commun, à des réalisations artistiques ou techniques communes. Elle ouvre aussi à la dimension morale et éthique. En effet, c’est la culture qui permet à chacun d’hériter des valeurs communes, de participer à leur élaboration ou leur mise à jour. La Culture est ainsi une production de valeurs communes et d’universalité.
Réalisation des potentialités, acquisition d’un savoir commun et accès aux productions intellectuelles, techniques ou artistiques, mais aussi lieu des valeurs morales, le processus culturel est un moyen d’élever la société, de la faire progresser. La culture, la civilisation dans le sens d’une construction commune, oriente le développement des sociétés vers un accomplissement dont nous allons tenter de saisir le sens de cette transformation de l’homme par lui-même à partir de l’éducation. Celle-ci est en effet le moyen par lequel l’individu échappe à l’état naturel pour accéder à la culture. Nous verrons qu’elle comprend différentes composantes que l’on peut regrouper d’abord comme contraignantes avant d’en aborder la finalité émancipatrice.
b) L’éducation est-elle seulement un dressage ?
Sur le plan individuel comme sur le plan collectif, la culture est le résultat d’une éducation. Le terme « éduquer » provient du latin ex-ducere, « conduire », ou « conduire hors ». L’éducation est ainsi ce qui nous conduit hors de l’état de nature vers la culture, tant sur le plan individuel que sur le plan collectif.
Il ne s’agit pas ici simplement de l’apprentissage au sens de l’apprentissage d’un métier, mais bien d’une éducation qui sorte le sujet de son état de « sauvagerie », d’inculture… Il s’agit de conduire le sujet à être vraiment homme.
« Qu’on destine mon élève à l’épée, à l’église, au barreau, peu m’importe. Avant la vocation des parents, la nature l’appelle à la vie humaine. Vivre est le métier que je lui veux apprendre. En sortant de mes mains, il ne sera j’en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre ; il sera premièrement homme : tout ce qu’un homme doit être, il saura l’être au besoin tout aussi bien que qui que ce soit ; et la fortune aura beau le faire changer de place, il sera toujours à la sienne. »
Jean-Jacques Rousseau, L’Emile ou De l’éducation (1762)
Mais que veut dire cet état d’homme accompli, d’homme plein, d’homme cultivé et civilisé. C’est ce que nous allons voir.
En effet, la Culture est bien ce qui résulte à la fois d’une discipline : une domination des instincts et des pulsions… Mais elle est aussi le résultat d’un apprentissage des valeurs et des connaissances partagées qui constituent une société. Cet apprentissage peut-il être comparé à un dressage de l’animal humain, un dressage aux impératifs de la vie en société. L’éducation serait alors une restriction, une discipline contraignante…
Sous quels aspects essentiels l’éducation diffère-t-elle du dressage ? l y a toute une part de l’éducation qui peut se comprendre comme un dressage, une discipline (notamment corporelle, mais aussi morale, comportementale…). Mais une part de cette éducation est proprement humaine, réalisatrice, émancipatrice. En produisant des normes, l’éducation intègre et organise. Comme la culture, l’éducation qui permet sa transmission et son établissement est ambivalente : aliénante et réalisatrice.
Emmanuel Kant nous permet dans son Traité de Pédagogie (1803) de distinguer dans l'éducation ce qui relève de la discipline et de qui permet l'instruction. L'éducation est culturelle en ce qu’elle est d’abord une domination des instincts, une soumission à la discipline de la Raison. Mais elle est aussi l’apprentissage d’une culture et de ses contenus (ses savoirs). Enfin, elle peut être une culture comme introduction aux valeurs éthiques et à la morale…
1/ Discipline : il faut faire place à la réflexion, au raisonnement et non laisser libre court aux besoins et désirs. Cette discipline est d’autant plus nécessaire, ajoutera Kant, que l’homme est celui qui accorde le plus d’importance à la Liberté. Il faut donc dès son plus jeune âge, l’habituer à discipliner ses goûts et ses actes pour qu’il évite une certaine rudesse.
Cette partie de l’éducation en constitue néanmoins l’aspect négatif. Contraindre, limiter et circonscrire l’animal qui est en l’homme, et notamment en l’enfant, pour laisser la place à la Raison. C’est une forme de dressage qui nous conduit à rompre avec notre « sauvagerie » originelle. Cependant, ce dressage en s’adressant à chacun sur le mode de l’indifférenciation (tous les élèves doivent se plier aux mêmes rites et à la même discipline, à la même organisation spatiale et temporelle), produit une hiérarchie ou plutôt une norme qui représente une contrainte culturelle…
Il s’agit, nous le verrons, de brider la liberté des corps pour laisser sans doute la place à autre chose, à une autre liberté. Il s’agit notamment de redresser par la punition, de corriger au sens plein du terme l’élève pour le faire entrer dans la norme scolaire et culturelle.
2/ Instruction : Mais il faut aussi lui permettre d’accéder aux savoirs et savoir-faire, aux arts et techniques comme aux sciences, qui n’ont d’abord d’autre fin que l’apprentissage (le métier ou l’utilité sont seconds).
D’une part donc, il s’agit d’acquérir des savoirs, une culture dans le sens de culture générale, une érudition.
D’autre part, il est question de savoir-faire : mais cette culture qui correspond à l’instruction et aux habiletés, si elle constitue un aspect positif de l’éducation, si elle permet aux générations d’éduquer les suivantes, n’est pas suffisante.
Ne peut-elle s’apparenter elle aussi à un dressage ? On apprend à effectuer des tâches comme à réciter des leçons…
Cette forme d’éducation est à la source du progrès : on accumule les connaissances, on s’appuie sur les générations antérieures. Elle est notamment liée au progrès scientifique et technique. Mais elle n’est pas suffisante, parce qu’elle demeure du côté de l’utilité, de l’avantage matériel. Cet aspect utilitaire n’est pas suffisant pour motiver et orienter la vie en commun, c’est ce que nous avait dit Freud dans Malaise dans la civilisation. Mais, en attendant de trouver ce sens de la vie en commun, il faut néanmoins pour profiter de cet avantage matériel que l’homme se regroupe, qu’il apprenne le travail en commun pour gagner en efficacité. C’est l’aspect utile, pragmatique de la Culture.
3/ Prudence : Elle est aussi complétée par ce que vous appelez des savoir-être, ce que Kant nomme ici la prudence (reprenant le terme φρ?νησις à la philosophie aristotélicienne pour laquelle la prudence est une « vertu pratique »). Elle consiste en une éducation à la vie en société qui apprend à bien se conduire, selon les mœurs de l’époque dans laquelle on vit, afin d’être apprécié et de pouvoir trouver sa place dans cette société.
C’est cette prudence qui constitue aussi une forme de civilisation au sens donné par Norbert Elias : la civilisation des mœurs… C’est une socialisation de l’individu, un polissage de l’homme pour la vie en société, pour la vie politique.
Ces trois premiers aspects de l’éducation sont complémentaires. Ils visent à l’utilité, à la science et à l’action. Mais il manque pour Kant une dimension essentielle, un sens qui permette de guider cette action et ces connaissances : une dimension morale ! Dans quel but l’éducation forme-t-elle l’homme ? Pour quelle finalité ? C’est finalement la question du sens et du sens moral que pose Kant, au-delà d’une finalité pratique, utilitaire… On retrouve ici la préoccupation de Rousseau dans l’Emile : devenir un homme au sens plein, non pas seulement apprendre un métier…
4/ Morale : Il s’agit de choisir les bonnes fins : celles qui se règlent sur une maxime que l’on pourrait généraliser en loi universelle.
La culture que permet l’éducation est finalement essentiellement morale : dans tous les sens du terme. Il s’agit de se dominer, de s’instruire et de se gouverner grâce à la raison. L’effort de culture que demande et que permet l’éducation n’est plus de l’ordre du dressage, mais de l’initiation à la pensée rationnelle, au raisonnement individuel, à l’autonomie…
C’est par sa dimension morale que l’éducation permet d’éclairer la pensée et de la guider vers l’autonomie qui s’affirme alors comme la véritable liberté (par opposition à la liberté dont nous parlions au début, la liberté de satisfaire ses besoins et ses désirs, la liberté sauvage). Nous pouvons en conclure que la Culture est ainsi une éducation de l’homme individuel comme de l’homme social à la liberté, à l’autonomie et à la responsabilité.
L’éducation apparaît alors non plus comme une discipline simplement coercitive, mais comme une promesse émancipatrice, une promesse de libération et d’indépendance.
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Si l’on généralise l’exemple paradigmatique de l’éducation à tout le processus de culture, nous pouvons envisager celui-ci de façon cette fois-ci positive. La domination des instincts et des pulsions prépare certes la vie en société, mais elle permet aussi d’ouvrir la place à la réflexion et à l’intelligence. Elle permet le gouvernement de soi et le gouvernement des autres : elle favorise les échanges civilisés dans la société en disciplinant les relations (relations policées et qui échappent à la violence), elle permet de se réaliser et de trouver sa place dans la marche de notre société (métier, science, connaissances, affirmation de soi…), enfin elle ouvre l’homme à la morale comme règle de liberté.
2. Rôle de la morale et de la religion dans la culture
Nous l’avons vu avec Freud, la religion joue un rôle important dans le processus culturel de domination des instincts. Elle s’inscrit dans la civilisation de l’homme, à la fois comme un élément individuel de conscientisation et de responsabilisation de l’être humain (c’est la question de la foi, de l’obéissance, mais aussi de l’espérance qu’elle suscite), et comme un élément collectif qui renforce le lien entre les hommes, conformément à son étymologie « religare », « relier »...
La religion est un phénomène constitué à la fois par des pratiques et des croyances, et par des institutions (les églises, le clergé...). En tant que pratique, elle est un marqueur de l’hominisation, une caractéristique du phénomène humain : en effet, l’on commence à parler d’hommes dans l’évolution lorsque l’on constate des pratiques rituelles, et surtout des rituels liés aux morts. Selon Durkheim, la religion se définit notamment par la définition d’une sphère sacrée et d’une sphère profane, par la séparation entre le quotidien et le divin. Elle comprend un ensemble de dogmes et de croyances partagées, elle peut ainsi s’appuyer sur des Ecritures ou des Textes sacrés : ainsi les trois religions monothéistes disposent-elles chacune de leur corpus de textes. Ce sont des religions du Livre. Comme croyance, elle représente aussi la conviction personnelle du croyant, la Foi. Enfin, la religion est un phénomène social, basé sur des institutions et formant une communauté. Il faut garder en tête ces différentes définitions pour saisir l’étendue du phénomène religieux et en comprendre les ambiguïtés et la problématique.
a) La religion est-elle un phénomène social comme les autres ?
Le phénomène religieux est à la fois un phénomène universel, puisque toutes les civilisations jusqu’à l’époque moderne sont parcourues par la religion, un phénomène propre à tous les hommes, mais aussi un phénomène particulier qui s’actualise sous différentes formes. Ainsi, les religions semblent-elles attachées aux cultures dont elles émanent et redoubler la diversité des sociétés humaines. Nous pouvons déjà penser à distinguer la Religion comme phénomène proprement humain et partagé de la religion particulière d’un peuple ou d’un individu. Partout où il y a eu des hommes, il y a eu de la religion, universellement donc, mais il ne semble pas exister de religion universelle...
Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Durkheim montre bien la fonction intégrative de la religion, sa fonction sociale. Elle est ce qui unit une communauté sous les mêmes pratiques, les mêmes rites, sous l’autorité des mêmes instances transcendantes. La religion peut être abordée comme un phénomène social. Ainsi, il affirme que les fonctions sociales du religieux sont finalement indépendantes des croyances et du dogme. Les fonctions sociales de la religion sont indispensables au maintient de la cohésion sociale. Pourtant, il semble bien que nos sociétés modernes se passent de la religion comme instance organisationnelle : le recul du religieux dans le domaine privé et l'importance accordée à la laïcité, à la séparation des pouvoirs politiques et religieux, n'est-elle pas la preuve que la société peut se passer de religion ? Au contraire, pour Durkheim, on peut envisager les rituels, les associations, les principes partagés de la République ou de la Nation, comme les nouvelles formes de ce phénomène religieux. Les célébrations laïques prennent en charge les mêmes fonctions sociales et constituent la "religion" des temps modernes. Ainsi, il est possible de comprendre le phénomène religieux comme phénomène social qui survit à la disparition des croyances, à ce que Marcel Gauchet nomme "le désenchantement du monde".
Pourtant, si l'on reconnaît au phénoméne social de la religion et à ses rituels une fonction d'unification sociale, nous devons constater que la religion peut être aussi ce qui divise les communautés. C’est la question de la diversité des religions qui est liée à la diversité des cultures. Alors que ce phénomène regroupe les croyants dans un même collectif, au sein d’une même église, il les oppose en même temps aux églises concurrentes. La religion peut être source de conflits, nous le voyons en étudiant une histoire traversée par les guerres de religion. La religion est en effet reprise comme un marqueur d’identité, comme un motif de reconnaissance, assumant ainsi une double fonction d’inclusion des croyants à la communauté (notamment dans les religions comme le christianisme ou la religion musulmane qui visent à la conversion de tous, qui ont une visée universelle) et d’exclusion de ceux qui n’appartiennent pas à cette communauté ainsi définie.
Nous pourrions donc affirmer que le religion est un phénomène social comme les autres, c’est-à-dire une production de l’histoire des sociétés qui tend à se fixer sous différentes modalités. C’est la fixation du dogme et l’utilisation idéologique de la religion qui font d’elle un facteur d’exclusion et de division.
b) La morale : vérité de la religion ?
C’est ce que les philosophes de Lumières reprocheront à la religion, de favoriser l’intolérance et de refuser la différence. Une religion fermée est ainsi une religion dénaturée puisqu’elle ne remplit plus sa fonction sociale ! On pourrait à l’instar de Rousseau opposer à une religion civile, positive, une religion naturelle qui parle directement au cœur de l’homme. C’est ce qu’il propose dans sa Profession de Foi du vicaire savoyard. De même, Voltaire oppose-t-il à des croyances - qu’il nomme "superstitions" - une religion conforme à la Raison.
Voltaire, L’Evangile de la Raison
Il s'agit donc pour nos philosophes des Lumières d'invoquer une Religion naturelle qui serait partageable par tous le hommes, universalisable et conforme au bon sens. Cette perspective est ouverte dans le but de dépasser les querelles religieuses et de conforter la tolérance religieuse dans les sociétés civiles et dans les Etats. Ce souci d'universalité caractéristique des Lumières impose finalement une religion conforme à la Raison et dont les prescriptions morales sont nécessaires et universelles. Ainsi Emmanuel Kant (1724-1804) entend-il promouvoir une religion qui soit compatible avec les exigences de la Raison morale dans son texte tardif La religion dans les limites de la simple raison. Les commandements de la Morale se recoupent avec ceux de la Religion et Dieu lui-même apparaît comme le législateur universel de l'humanité.
L'origine des prescriptions morales semble bien d'abord la raison dans sa dimension éthique : le bon sens. Pourtant nous sommes obligés de remarquer que les impératifs et les règles morales varient en fonction des sociétés et des cultures. L'universalité que nous postulons pour certaines règles morales ne vient-elle pas d'une forme d'ethnocentrisme qui nous pousse à voir dans nos valeurs des valeurs universelles. C'est le sens de la critique des Lumières et de celle des Droits de l'Homme qui se veulent la transcription dans le Droit positif de cette morale naturelle, de ce Droit naturel.
Les valeurs morales ne sont-elles pas plutôt relatives aux sociétés et aux cultures qui les portent ? L'inconvénient du relativisme moral est que cette conception nous empêche d'évaluer une règle qui ne soit pas la nôtre, et nous oblige à accepter toute règle issue d'une Histoire particulière à un peuple.
N'y a-t-il pas pourtant des valeurs qui seraient partagées par tous les hommes et qui seraient les conditions de la vie en société ? C'est l'hypothèse que nous pouvons formuler si nous renonçons à voir dans la morale une extension de la religion et que nous y lisons plutôt un ensemble de règles empiriques nécessaires à la vie en société. C'est ainsi que John Locke (1632-1704) découvre dans les prescriptions et les interdits religieux et moraux des règles minimales de vie en commun, règles imposées par la Raison et par l'expérience.
John Locke, Essai sur l’entendement humain (1689)
C'est l'expérience de la société qui nous apprend à respecter des règles minimales nécessaires à la vie en commun, il ne s'agit donc pas d'abord de règles imposées par la Loi divine ou par la Raison morale. Les règles sociales peuvent ainsi être limitées dans une société aussi peu complexe qu'un groupe de personnes, mais se construisent au cours de l'histoire des peuples et des cultures. Il s'agirait donc de règles communes adoptées par nécessité et par habitude, dans le but d'éviter les conflits et la scission. La religion comme la morale ont donc une fonction sociale indéniable et sont toutes deux des éléments de la culture en tant qu'éducation à la vie en société. Mais elles sont aussi le signe d'une responsabilisation de chacun à l'égard d'autrui et de lui-même. Le respect des règles morales est un effort formateur pour les individus qui deviennent ainsi des citoyens responsables et capables de prendre eux-mêmes leurs décisions en conscience.
Conclusion
Ainsi nous avons pu établir l'importance dans le processus culturel de l'éducation comme adaptation de l'individu aux nécessités de la vie en société, comme "domestication de l'animal humain". De la même façon, les interdits et les prescritptions morales nous sont apparues comme des éléments essentiels à cette vie en société et à l'adaptation à ses contraintes. La Culture comme transformation de l'homme par lui-même privilégie donc ces moyens de formation et de contrôle des instincts anti-sociaux de l'individu. Cependant l'objectif de cet effort culturel, notamment celui de l'éducation des membres de la société, n'est pas une simple adaptation à la vie en société, il vise aussi à donner un sens à l'existence en commun. En effet, l'éducation prépare la voie de l'émancipation et de l'autonomie pour chacun, de même, la religion et la morale visent à la responsabilisation et à l'autonomie dans la décision de chacun. La Culture vise donc ainsi d'une part comme transformation du monde, à créer un monde dans lequel l'être humain serait délivré des nécessités naturelles, d'autre part comme transformation de l'homme lui-même à modeler des individus libres et responsables en société.
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