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Vérité 2. Science et Nature
3. La Nature est-elle un objet de connaissance comme les autres ?
La science a-t-elle le monopole de la vérité ? Faut-il, pour connaître le vivant, l’assimiler à une machine ? Le vivant est-il un objet comme les autres ? Le vivant est-il entièrement explicable ?
Une connaissance scientifique du vivant est-elle possible ? Peut-on expérimenter sur le vivant ? Expliquer la nature suffit-il à la comprendre ? Un être vivant peut-il être assimilé à une machine ?
Tout, dans le vivant, peut-il être objet de science ? Peut-on connaître le vivant sans le dénaturer ? Le vivant n’est-il qu’une matière ?
EVITER LA REDUCTION MECANISTE ET LE VITALISME DEBORDANT
Qu’est-ce que la Nature ?
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Ce qui fait d’un être ce qu’il est : la nature humaine par ex. Correspond à l’essence d’un être.
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L’ensemble des êtres et des choses : la matière, les étoiles, les lois naturelles (nécessité).
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Le monde et l’environnement, notamment le monde tel qu’il est peuplé d’êtres vivants.
Pour chaque sens de nature, nous pouvons dire que Naturel s’oppose à artificiel, comme l’essence s’oppose à l’accident. La Nature c’est aussi ce qui a priori échappe à l’intervention humaine.
Nous laisserons de côté le premier sens : essence des êtres que nous traiterons tout au long de l’année quand il s’agira de définir les notions de philosophie. Mais nous allons nous attacher à interroger les deux autres sens du mot Nature : l’ensemble des choses, le monde et le vivant.
Paradoxe 1. La Nature est ce qui échappe à l’intervention humaine Nature Culture / l’homme est un être naturel, vivant. Anthropocène.
Paradoxe 2. La Nature est ce que l’homme veut dominer (travail, science, maître et possesseur) et en même temps ce que désormais nous entendons protéger (plus grande, plus fragile ?).
Paradoxe 3. L’effort de la science porte sur la connaissance de la nature et du vivant, pourtant il semble bien que la Nature échappe à notre pouvoir de connaître. Ex. nous savons que l’homme a un effet négatif sur l’environnement, mais nous ne comprenons pas tous les mécanismes du climat (« effet papillon », théorie du chaos…). Ex. nous comprenons le fonctionnement du vivant, mais pas l’origine de la vie (impossible de reproduire la vie en laboratoire)
a) La Nature et le Vivant : comment les définir ?
La première approche que l'on peut avoir du vivant est l'approche mécaniste. Elle est depuis Decartes la représentation la plus courante que la science se fait du monde de la vie : une suite d’effets mécaniques et matériels. Cependant, si cette vision du monde de la vie a une efficacité que l'on peut éprouver dans le développement de la science moderne, elle relève d’une vision réductrice du vivant. Le monde est à ses yeux ni plus ni moins qu’une machine que l’on peut comprendre sur le modèle des sciences physiques et mathématiques. La nature n’est qu’une suite de causes et de conséquences entièrement déterminées et qui donc échappe à toute liberté. Ainsi, le monde matériel est-il privé de toute actualisation de la liberté (il n’y aurait pas de hasard puisque une conséquence suit une cause physique que l’on peut connaître par la raison). La perspective mécaniste est donc totalement déterministe en ce qui concerne la matière qui est toujours agie et non active. La machine reproduit bien un mouvement, mais ce mouvement est causé par des causes étrangères à son organisation. De la même façon que l’on rend compte du mouvement des planètes ou des réactions chimiques dans la constitution des roches, la pensée scientifique doit s’employer à rendre compte du vivant en décrivant son fonctionnement selon les lois qui s’appliquent aussi à la matière inerte. Le privilège de l’esprit peut à nouveau ici être relevé puisque seul celui-ci échappe au déterminisme de la matière, et seul il peut être libre. L’homme est le seul à être pensant, esprit, à posséder une âme. Les animaux n’ont pas d’âme ou d’esprit qui les rendrait capables de choisir ou d’exercer leur liberté.
Il y a bien là une rupture avec la conception antique de l’âme et du mouvement vital. Aristote concevait en effet l’âme comme le principe formel de la vie, c’est-à-dire comme ce qui donne forme à la matière en en révélant la vie potentielle. L’âme selon Aristote est la réalisation d’un corps qui possède la vie en puissance. Ainsi, il faudrait accorder une âme à tout être vivant, en hiérarchisant les âmes : ainsi on pourrait parler d’âme végétative, d’âme sensitive, d’âme motrice et d’âme intellective. C’est ce que fait Aristote dans son Traité de l’âme. Mais cette conception ne correspond pas au projet scientifique d’une mathématisation du réel et d’une science qui vise à comprendre le réel et non seulement à en élaborer une représentation taxonomique. Nous avons auparavant abordé ce changement de paradigme scientifique : il n’est plus question pour la science de classer, de hiérarchiser, mais bien de comprendre les mécanismes et donc d’expliquer le vivant par la Raison. La Raison, l’esprit affirme son indépendance et sa distinction par rapport aux autres être de ce monde. La science adopte une vue de surplomb qui place l’homme et son pouvoir de connaître sur un autre plan que la nature. Les idées de multiples sortes d’âmes ou d’esprits animant les corps et leur conférant des facultés comme celle de se reproduire ou de guérir, ne satisfont pas la volonté de vérité moderne. Il faut comprendre comment tout cela fonctionne, dans une perspective de connaissance, mais aussi bientôt et de plus en plus, dans une perspective d’utilisation technique des connaissances biologiques. La promesse de devenir comme maître et possesseur de la nature motive l’abandon du monde vivant à la dissection mécaniste.
René Descartes, Discours de la méthode
Il n’y a pas de différence entre les abeilles ou les ânes et les pierres ou les planètes : tous ces êtres sont privés de pensée et donc de liberté. L’esprit peut les mettre sur le même plan, un plan qui les situe bien dans une infériorité essentielle à l’homme. Toutes ces êtres appartiennent à la substance définie comme étendue et donc peuvent être expliquées selon les lois de cette substance. Ainsi, dans Principes de la Philosophie, Descartes nous dit-il « Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose […]. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu’une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu’il est à un arbre de produire des fruits. »
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Pourtant, cette organisation semble dépasser nos possibilités de compréhension. En effet, nous sommes toujours incapables de reproduire la vie malgré les fantasmes prométhéens de la science-fiction. La Vie échappe à la science, non seulement parce qu’elle ne peut la reproduire, mais parce qu’elle l’exclut de ses observations : ainsi l’Adn n’est-il par exemple qu’une certaine organisation de matière et n’est aucunement différent de l’organisation chimique ou physique d’autres matières non-vivantes.
L’homme ne partage-t-il pas son caractère d’être vivant avec l’animal et la plante ? Il est un vivant parmi les autres vivants : animaux ou hommes. Ce point commun est indéniable et le situer dans une communauté corporelle, matérielle est insuffisant. En effet, cela reviendrait à dire que l’esprit n’est pas vivant, ou qu’il vit d’une vie distincte de celle des autres substances ? Comment penser cela ?
Ne peut-on au contraire envisager que la vitalité, la vie soit bien le principe du mouvement, mais alors d’un mouvement bien plus complexe que la simple poussée mécanique ? Il s’agirait alors de comprendre l’être vivant non seulement comme un mécanisme mobile, mais comme un organisme producteur. Comment comprendre cet organisme ? Ne dépasse-t-il pas nos facultés de compréhension ? Ainsi, la science ne permet-elle pas de créer la vie, malgré les progrès dans la compréhension chimique et physique du vivant, malgré les avancées en biologie…
Il faut sans dout s'arrêter sur ce qui distingue la machine du vivant en soulignant les facultés propres aux etres vivants et à leur organisaiont. L’organisme est en effet un être bien plus complexe qu’une machine, plus complexe encore que ces êtres vivants constitués à l’infini de mécanismes de plus en plus petits comme l’imagine Leibniz. Il s’agit en effet d’êtres capables de se reproduire, de se réparer et de guérir, de créer finalement quelque chose de nouveau à partir d’eux-mêmes ou à partir de la matière et des éléments qui constituent son milieu. Nous identifions ici une propriété des êtres vivants qui constitue bien leur originalité et leur supériorité face aux artefacts humains comme face à la matière inanimée.
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger (1790)
Dans le texte de Kant, nous pouvons voir une nouvelle conception de la Vie qui échappe enfin à la réduction mécaniste. Il s’agit de comprendre dans l’organisation vitale et naturelle l’expression d’une puissance créatrice communiquée aux êtres par la Vie. La Vie apparaît ici comme un principe transcendant dont la puissance formatrice, le pouvoir de création est communiqué à chaque être vivant.
La vie est ainsi cette puissance qui traverse les vivants et se répand en eux et à travers eux. C’est ce qu’Henri Bergson appelle « l’élan vital » : « Dans des conditions déterminées, la matière se comporte de manière déterminée, rien de ce qu’elle fait n’est imprévisible : si notre science était complète et notre puissance de calculer infinie, nous saurions par avance tout ce qui se passera dans le monde matériel inorganisé […]. Bref, la matière est inertie, géométrie, nécessité. Mais avec la vie apparaît le mouvement imprévisible et libre. L’être vivant choisit ou tend à choisir. Son rôle est de créer. » Henri Bergson, L’Energie spirituelle (1919). Bergson reconnaît en la vie une puissance créatrice qui parcourt tout être vivant et dont il fait même quelque chose comme une conscience (en ce sens, Bergson est un vitaliste qui nous permet aujourd’hui de penser autrement les rapports entre les êtres vivants, notamment les hommes et les animaux, de repenser à nouveaux frais la distinction entre l’homme et l’animal. On retrouvera cette possibilité avec un penseur contemporain comme Hans Jonas qui, notamment dans Evolution et Liberté tente de penser une continuité et non plus seulement une rupture entre tous les vivants dont l’homme…
Les animaux et les plantes participent de cette puissance créatrice et transformatrice. Ils s’assimilent la matière qui leur est extérieure, la transforment et l’utilisent à leur propre développement. L’homme est sans doute celui qui est le plus représentatif de cette forme de puissance de création, puisque chez lui elle est réfléchie et modèle encore à un degré inédit l’extérieur. En effet, si les abeilles construisent des ruches dignes des meilleurs architectes, l’homme seul peut varier à l’infini ses modèles de construction. L’homme est aussi celui qui redouble sa puissance de création par l’utilisation des arts et des techniques, par son usage des outils qu’il fabrique… Nous verrons ces spécificités quand nous traiterons de la question de la technique et des arts.
Le vivant n’est donc pas une machine, aussi complexe soit-elle, mais bien plutôt un système qui échappe au déterminisme et affirme une forme de liberté.
Comment alors en proposer une science qui soit adéquate à son objet ?
b) Connaître la Nature et son fonctionnement
Mais cette puissance créatrice est le fait d’un organisme, c’est-à-dire l’organisation en système vivant d’un ensemble d’éléments fonctionnant ensemble dans le but d’une production qui est d’abord celle de leur propre existence, de leur propre vie.
A la différence des machines, les êtres vivants sont des organismes, c’est-à-dire des ensembles d’organes assurant des fonctions spécifiques et coordonnées qui tendent à maintenir l’ensemble comme un tout unifié. Chaque partie d’un organisme fonctionne dans un ensemble, ne prend sens que par cet ensemble et vise à remplir une fonction dans celui-ci : fonction d’auto-régulation, d’auto-construction, d’auto-réparation, voire d’auto-reproduction… Ainsi, à la différence de la machine, l’organisme se donne sa propre fin qui est notamment de « persévérer dans son être », de maintenir l’ensemble certaine plasticité, une certaine souplesse qui n’est pas possible pour les machines. C’est cette souplesse que l’on constate dans les possibilités de remplacement, dans ce que l’on appelle la variabilité. Les organes peuvent parfois se remplacer les uns les autres, imiter ou compenser des lésions ou des manques. Un organisme, à la différence d’un moteur, fonctionne non en effectuant une activité selon des causes et des effets mesurés, mais en produisant un effet de fonctionnement normal qui peut inclure de nombreuses anomalies. Selon Georges Canguilhem, il faut comprendre ainsi la vie de l’organisme non comme le système organique serait capable de « labilité », c’est-à-dire d’une certaine souplesse qui lui permet de maintenir un équilibre général, une norme (comme celle de la santé). Pour Canguilhem, et c’est l’originalité de son approche, l’organisme ou le corps est le lieu de rencontre de nombreuses chaînes de causalité et pour maintenir l’effet de vitalité, cet organisme joue de ces chaînes en faisant disparaître l’une pour la remplacer par l’autre. L’organisme est donc ce qui lutte sans cesse pour assurer cet équilibre que l’on appelle « être en vie ».
Il faut donc bien une science plus ouverte à la spécificité du vivant pour accueillir cette plasticité et ce devenir qui sont le propre de la Vie.
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L’organisme vivant est donc bien distinct d’un artefact ou d’une machine en ce qu’il est l’expression d’une énergie créatrice débordante qui assimile ou se répand. Elle lui permet aussi de s’adapter, de se transformer et donc de répondre aux sollicitations de son milieu. Dans La Structure du comportement (1945), Merleau-Ponty montrera d’ailleurs que la réponse de l’organisme aux variations de son milieu n’est pas simplement quantitative, elle est qualitative. L’organisme répond, dialogue et s’adapte à son milieu globalement en lui donnant sens et en se réglant sur ce sens. Ainsi, l’organisme vivant est dans un équilibre instable avec son milieu. L’explication mécaniste est donc insuffisante pour comprendre cette dialectique.
Assimiler le vivant à une machine ou à des réactions de biologie moléculaire produit bien une connaissance du fonctionnement du vivant, mais ne peut nous dire en quoi ce vivant se distingue du non-vivant. Il en va ainsi de toutes les sciences qui ne peuvent fonder en leur sein même leur objet selon Husserl. Afin d’accorder une science à cet objet spécifique, il faut s’ouvrir à l’imprévu et reconnaître les limites de l’entendement. Mais il est surtout nécessaire d’étudier son dynamisme, non seulement son dynamisme interne et ses échanges avec son milieu.
Ainsi un philosophe et biologiste allemand, Jacob Von Uexküll (1864-1944), va montrer que dans l’étude des espèces on doit s’attacher à étudier leur monde, leur Umwelt (« monde propre »). Uexküll est un grand vitaliste qui n’aura de cesse de s’opposer à la vision mécaniste des naturalistes de son temps. Pour lui, bien plus que des objets, les animaux sont des sujets capables d’agir sur leur environnement.
Tout ce qu’un sujet perçoit devient son monde de la perception, tout ce qu’il fait, son monde de l’action. La réunion de ces deux mondes forme alors une totalité close : le monde vécu de l’animal, son monde propre (Umwelt).
Chaque espèce est en rapport étroit avec un milieu avec lequel elle interagit. Ainsi, dans son ouvrage Mondes animaux et monde humain (1934) prend-il l’exemple de la tique qui ne vit que dans l’attente de stimuli auquel elle répondra, celui de la chaleur d’un corps de mammifère. Elle reste ainsi sur une branche en attendant de se laisser tomber sur le premier animal au sang chaud qui passera. Si elle se trompe de cible, elle recommence son attente. Si elle réussit, elle utilise son sens tactile pour trouver un endroit sans fourrure pour s’y loger et commencer son premier festin qui sera aussi le dernier. Une fois rassasiée, elle pond ses œufs, se laisse tomber et meurt. Cet animal n’a besoin que de peu de sens, mais celui qui lui permet de détecter les températures est très aiguisé. Elle ne vit sans doute pas dans le même monde que nous ou que d’autres animaux. Pourtant, elle est dans son monde parfaitement adaptée et il faut pour connaître la tique renoncer à tout anthropocentrisme, à toute compréhension du vivant qui y plaque les catégories humaines.
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Renoncer à tout anthropomorphisme comme à une conception simplement mécaniste du vivant est sans doute la clé pour comprendre le monde vivant. C’est aussi ce à quoi nous invite la théorie de l’évolution telle que Charles Darwin la présente dans De l’Origine des espèces en 1859. Ce livre s’appuie sur l’observation des êtres vivants effectuée par l’auteur au cours notamment de son voyage autour du monde avec le Beagle pendant cinq années. Il reconstitue les causes de l’évolution passée des espèces. Dès sa parution, le livre fait scandale en ce qu’il rattache l’homme aux autres espèces animales, rompant avec la doctrine d’une spécificité humaine absolue. Il nous intéresse ici parce qu’il met à jour notre connaissance du vivant en abandonnant l’idée d’une finalité. En effet, la théorie de l’évolution permet de penser le vivant et son évolution sans avoir recours à un quelconque finalisme : la sélection naturelle suffit à expliquer la disparition ou la persistance de certaines spécificités. Le vivant échappe ainsi à une mise en forme proprement humaine, celle qui suppose toujours des fins et des objectifs à un progrès. Le sens de l’évolution se creuse, se définit au cours de celle-ci : il ne la dépasse jamais ni ne la précède.
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Ainsi, pour qu’une science du vivant soit adéquate à son objet :
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nous supposons qu’elle doit d’une part prendre en compte les spécificités de l’organisme comme production et conservation d’un tout qui est normal tant qu’il fonctionne avec son environnement (sinon il est malade, encore que la maladie ne soit possible que si l’on peut s’en remettre ou périr – un moteur n’est pas malade…)
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d’autre part nous avons vu qu’elle ne peut s’adapter au dynamisme vital qu’en prenant en compte sa créativité et son caractère imprévisible
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Nous insistons sur la nécessité d’étudier les organismes et les espèces dans leurs relations avec les autres et avec leur milieu
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Enfin le risque de toute approche anthropomorphiste : se dégager des idées d’intention, de finalité accolées à la nature…
La vérité des sciences naturelles n’est pas à chercher de la même façon que celle des sciences exactes, elle doit s’adapter à son sujet et est le fruit d’expérimentations, mais aussi d’observations capables de rétablir le vivant dans son contexte. Cette méthode permet d’accéder sans doute à une meilleure approche des spécificités du vivant, mais en donne-t-elle cependant toute la vérité ?
La spécificité du vivant nous oblige à repenser nos procédures de démonstration et d’expérience et à créer de nouveaux dispositifs capables d’accueillir la nouveauté et la création. Cependant, ces dispositifs de laboratoire ou d’observation, s’ils nous donnent bien un aperçu de la richesse du monde de la vie, ne l’épuisent pas.
En effet, la prétention de la connaissance à dire la vérité des choses s’arrête à ce qu’elles sont pour nous (c’est ce que souligne la philosophie critique de Kant), nous l’avons vu les méthodes d’étude provoquent la nature en lui posant des questions. La méthode expérimentale obtient donc des réponses attendues. La première croyance qui soutient l’édifice tout entier de la science est la croyance en l’intelligibilité du réel, la croyance selon laquelle le réel est connaissable intégralement. Or Nietzsche dénonce avec fermeté ce qui n’est pour lui qu’une fiction, ce qu’il appelle la fable d’un monde intelligible. La thèse selon laquelle la connaissance scientifique serait la connaissance de l’essence réelle du monde n’est selon lui qu’une illusion délirante. Pense-t-on vraiment avoir expliqué le monde quand on l’a réduit à un système de lois et enfermé dans un symbolisme mathématique ? Aurait-on compris la valeur d’une musique si on cherchait à la réduire en chiffres ?
« Un monde essentiellement mécanique ! Mais ce serait un monde essentiellement stupide ! Si l’on mesurait la « valeur » d’une musique à ce qu’on en peut calculer et compter, à ce qu’on peut en traduire en chiffres... de quelle absurdité ne serait pas cette évaluation « scientifique » ! Qu’aurait-on saisi, compris, connu d’une mélodie ainsi jaugée ? Rien, et littéralement rien, de ce qui fait justement sa « musique » !... » « Eh quoi ? Voudrions-nous vraiment ainsi laisser dégrader l’existence ? La rabaisser au rang de composition de calcul, en faire un petit pensum pour mathématicien ? »
En effet, il faut reconnaître que rien ne garantit que nous soyons en mesure de connaître l'intégralité du réel, et ceci notamment parce que des connaissances échappent à nos processus expérimentaux. Il faut refuser de réduire le monde aux constructions abstraites de la science comme si « tout ce qui fut ou est n'avait jamais été que pour entrer au laboratoire ». Dans son ouvrage intitulé L'Oeil et l'Esprit (1964), Merleau-Ponty insistera sur l’idée d’un monde préscientifique, un monde commun recouvert par la connaissance et préalable à celle-ci. C’est le monde du corps propre, celui qui signifie mon appartenance… Il y a donc un réductionnisme scientifique à l’œuvre dans les sciences positives qui entend faire rendre vérité à la nature et au vivant. Pourtant, cette approche oublie que la vie a une valeur pour l’homme et qu’elle est aussi le lieu d’une évaluation éthique. Le monde de la vie est un monde commun sur lequel des interrogations morales peuvent surgir à juste titre.
Conclusion
La possibilité actuelle de modifier le vivant, notamment par les techniques de biotechnologie, impose-t-il de repenser notre rapport au monde. La disparition de nombreuses espèces, les risques écologiques, mais aussi les dangers de la manipulation du vivant par les biotechnologies imposent-ils l’idée d’un droit de la nature, d’un respect par la science des prérogatives du vivant ?
Reconnaître qu’une part du réel nous échappe, que le sens du monde déborde nos connaissances, c’est s’initier au respect de ce vivant. Le respect est chez Kant lié à la dignité : c’est par exemple lui qui fait que nous devons considérer autrui non seulement comme un moyen d’arriver à nos fins, mais aussi comme le dépositaire de ses propres fins. Ne peut-on appliquer cet impératif à la nature et à la vie ? Reconnaître dans le vivant une part de mystère et de fragilité qui nous oblige à une science respectueuse et non destructive : en effet, avec le mécanisme, on remarque que connaître le vivant, c’est toujours le détruire ou le mettre aux fers…
La prétention de la science à donner la vérité sur le vivant et une orientation technique des sciences que nous allons étudier dans le prochain chapitre. D’où vient cette volonté de savoir ? Nous verrons qu’elle vient essentiellement d’une volonté de maîtrise technique du vivant. L’essence de la science nous renvoie à cette idée d’utilité technique. C’est en ce sens que Canguilhem notera le changement de paradigme qui marque la science moderne. La science se développe en laboratoire au cours du XIXème siècle et ce faisant elle ne change pas seulement de méthode, elle change de sens et de finalité. La science d’aujourd’hui vise plus à produire des effets, à permettre des développements techniques, qu’à simplement expliquer ou comprendre le monde et le vivant.
Les hommes ont désormais, par la puissance de leurs artifices, la capacité d'intervenir dans la nature et d'y déclencher des processus. Ce point a été notamment relevé par Hannah Arendt dans La Crise de la culture. Les sciences modernes, appuyées par des techniques qui bénéficient elles-mêmes des avancées scientifiques, étudient moins la nature qu'elles ne l'enrôlent pour la faire servir des objectifs dont la qualité morale est très variable. La technique ancienne a fait place à la technologie, qui est l'application des connaissances scientifiques à la conception, la fabrication et l'utilisation d'artifices. Mais comment juger cette situation ? Le procès fait aux sciences est en fait celui plus particulier des technosciences, et nous redécouvrons que des connaissances utiles peuvent aussi s'avérer nuisibles si elles sont employées à des fins de domination aveugle. Un laser est-il nocif ou dangereux ? Les travaux sur les cellules souches ont-ils pour but de guérir ou de faire du profit ? Faut-il encadrer la science, la ralentir ou la limiter pour éviter de dépasser nos cadres moraux ?
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