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La Culture (partie 2) Art & Techn.
Problématique : A quoi l’art peut-il bien servir ?
L’art exige-t-il une maîtrise technique ? L’art répond-il à un besoin ? L’art est-il moins nécessaire que la science ? L’art est-il un moyen d’accéder à la vérité ? Reconnaît-on l’artiste à son savoir-faire ? L’art est-il inutile ? L’humanité peut-elle se passer de l’art ? L’art peut-il se passer de la référence au beau ? L’art n’est-il qu’un jeu ?
Il convient d’abord pour nous de revenir à cette distinction récente entre le travail de l’artisan et celui de l’artiste, entre les techniques et l’art. Les techniques telles que nous les avons définies sont déterminées et orientées par l’usage auquel on destine l’objet produit, réalisé. La visée utilitaire dirige l’acte de production, elle détermine nous l’avons vu avec Aristote, la forme que l’on donne à une matière en vue de réaliser une finalité et par le moyen du savoir-faire de l’artisan, ou de la force de travail de l’ouvrier.
L’artiste, quant à lui, s’il vise bien à produire des objets artificiels, ne semble pas viser à l’utilité. Il y a une parenté entre ce qui est artisanal et ce qui est artistique, mais l’objet d’art échappe aux déterminations utilitaristes. Il s’agit bien de la production d’objets dont la valeur n’est pas déterminée par une valeur d’usage, mais par la valeur esthétique. L’art apparaît essentiellement comme gratuit.
La technique ne s’accomplissant pleinement que dans les fins utiles qu’elle poursuit, elle peut être l’objet d’un réglage toujours plus précis et ouvrir finalement la voie à la production mécanique des machines. Un tel accomplissement se paie de l’appauvrissement de notre relation aux choses.
L’art, au contraire, n’est pas prisonnier de cette recherche utilitaire ; il s’ouvre sur l’infinité des possibles, ce qui lui interdit en retour de se réfugier dans des règles préétablies de production. L’art invite au détachement et ce détachement rend possible une perception élargie et approfondie du réel. La vision du monde de l'artiste n'est pas utilitaire, elle est gratuite – ou encore, désintéressée– et, en tant que telle, elle accueille en elle toute la richesse du réel, sans se restreindre à ce qui est utile.
1 - L’Art se contente-t-il d’imiter la nature et de représenter le réel ?
Mais alors, de quelle manière l’art peut-il accueillir d’autres richesses, une autre vision du monde ? Comment l’art, à l’instar de la technique, transforme-t-il le monde ?
L’art, comme transformation du monde naturel, agit sur la matière en vue d’une fin qu’il s’agira de déterminer. En effet, alors que Platon détermine la fonction de l’art et sa manière dans l’imitation de la nature, nous avons vu que cette imitation en réalité transforme, ou pour le moins transpose le monde naturel dans une autre dimension, le traduit dans le marbre ou en poésie. En s’éloignant de la vérité, en imitant un monde qui n’est déjà que le reflet du monde idéal, l’art se disqualifie-t-il aux yeux du philosophe toujours préoccupé de vérité ? Il semble bien que le rôle d’imitation se complète d’une recréation, voire d’une création libre. En effet, les œuvres d’art ne sont jamais de simples reproductions, elles se perdraient d’ailleurs dans l’identité ou la copie, mais l’expression des libertés prises par l’artistes à l’égard du modèle, ou à l’égard des représentations courantes. En ce sens, on peut comprendre l’art comme la réalisation d’une visée, mais d’une visée différente de celle à l’œuvre dans le domaine des techniques. Si l’art apparaît d’abord comme inutile, c’est qu’il échappe à cette utilité première de l’outil technique : il ne vise pas à produire quelque chose de consommable ou à assurer une maîtrise et une domination de la nature... Il vise sans doute à autre chose.
a) L’Art est l’expression de la liberté de l’homme
Si l’artiste vise à réaliser une belle œuvre, une œuvre unique et harmonieuse, c’est qu’il utilise la création pour exprimer sa liberté fondamentale. Telle est la thèse de Hegel : alors que les objets techniques sont tous au service de la survie, c'est-à-dire en dernière analyse des besoins du corps, seul l'art a une fin purement spirituelle. Il récuse ainsi la thèse platonicienne selon laquelle l’art est avant tout imitation : si l’art n’était qu’imitation, nous préfèrerions le réel au représenté, la nature à l’art. L’art serait vain. Pourtant, l’art existe et il est regardé comme une chose essentielle pour l’homme.
G.W.F. Hegel, Esthétique (1831)
Il ne faut donc pas dire que les œuvres d'art « ne servent à rien » ; certes, elles n'ont aucune utilité pour la survie, mais leur finalité est plus élevée : elles attestent que l'existence humaine ne se réduit à la vie biologique, parce que l'homme a également des besoins purement spirituels.
Ainsi, Hegel nous montre que le plaisir et l’intérêt que nous portons au tableau ne vient pas de la simple imitation de la nature, mais d’une transformation des apparences naturelles par l’esprit, par l’idéalité. L’esprit transfigure le phénomène en le représentant selon les formes qui lui sont propres. Dans le tableau en effet, ce n'est pas la nature que je contemple, mais l'esprit humain : l'art est le moyen par lequel la conscience devient conscience de soi, c'est-à-dire la façon par laquelle l'esprit s'approprie la nature et l'humanise. C'est donc parce que nous nous y contemplons nous-mêmes que l'art nous intéresse.
L’art sert donc bien à quelque chose selon Hegel, il set à imprimer dans le réel la marque de l’Esprit, du destin spirituel de l’homme. Il n’imite pas la nature, mais la transforme à l’image de l’homme et de l’esprit, ou encore il exprime ce qui en elle est spirituel.
L’art ne se contente donc pas de représenter la Réel, il le transforme et le transfigure. La représentation artistique est une création de l’esprit qui transpose les apparences et leur donne un nouveau sens. Ainsi, il révèle une vérité qui échappait par au sens commun. La création à l’œuvre dans l’art dévoile une nouvelle dimension du monde que nous habitons.
Cette dimension peut-on l’appeler Beauté ?
On le voit, pour Hegel, l’art est une réalisation de l’esprit. Le Beau artistique est supérieur au Beau naturel selon Hegel, car il manifeste l’esprit. Mais cette beauté de l’œuvre d’art est-elle universellement admise ?
b) La Beauté est-elle universelle ?
Comparaison deux points de vue sur le Beau
David Hume, De la norme du goût (1777) // Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger (1790)
Une difficulté apparaît cependant quand nous tentons de préciser cette idée du Beau. En effet, le Beau semble bien être relatif. Le jugement esthétique est un jugement personnel, individuel et singulier. Comment peut-il être partagé ? Le Beau semble échapper à toute détermination universelle, d’ailleurs il n’est qu’à comparer les conceptions de la beauté en fonction des cultures pour s’apercevoir qu’elle varie grandement. Cependant, nous devons aussi constater que des œuvres produites dans d’autres cultures, dans d’autres contextes (contextes qui ne sont d’ailleurs pas toujours des contextes artistiques : œuvre religieuse ou cultuelle, œuvre décorative ou utilitaire parfois), nous touchent et que l’on doit bien en référer à une idée partagée. C’est le paradoxe du jugement de goût tel que Kant l’abordera. En effet, le jugement esthétique s’il est bien subjectif, comprend en lui-même une prétention à l’universalité.
Mais, cette prétention à l’universalité ne peut s’appuyer sur aucun raisonnement, sur aucun concept nous dit Kant. En effet, nous ne pouvons expliquer en quoi une œuvre nous paraît belle. Nous nous trouvons donc devant deux paradoxes : le jugement de goût est subjectif, mais prétend à être partagé ; il prétend à l’être sans pouvoir le fonder sur un raisonnement, sur des arguments objectifs. Enfin, ce plaisir éprouvé devant l’objet d’art se révèle surtout un plaisir particulier en ce qu’il n’est pas lié à la satisfaction d’un désir, ou à celle d’un besoin, il correspond à un plaisir désintéressé. Cet ensemble de paradoxes qui déterminent l’œuvre d’art vient de ce qu’elle réconcilie les dimensions intelligible et sensible dans le sujet lui-même, elle favorise le libre jeu des facultés (libre accord de l’intelligible et du sensible).
En résumé, l’œuvre d’art présente des caractères opposés à ceux de l’objet technique : elle ne vise pas à l’utilité, elle est désintéressée, elle ne vise pas à la domination. Elle ne peut se résumer à la simple imitation, mais finalement constitue ce que l’on pourrait nommer une tentative de dialogue, d’accord entre l’intelligible et le sensible et sans doute entre la nature et la culture…
2. L’artiste peut-il se passer de la technique ?
On pourrait donc avancer au terme de cette première approche que l’art n’est pas une question de technique, ni de travail, mais bien une production de génie. La production inspirée d’un artiste qui exprime son individualité et sa spiritualité dans son art. Bien sûr, l’art nécessite un savoir-faire, mais un savoir-faire autre que celui de la technique, un savoir-faire désintéressé. Il s’agit, nous l’avons vu, de réaliser une belle œuvre et l’art ce sont avant tout les Beaux-Arts.
On distingue donc l’art de la technique par sa finalité : produire le beau d’un côté, réaliser une belle œuvre de l’autre ; produire quelque chose d’utile ou réaliser une œuvre désintéressée... Mais on peut ajouter à cette différence de finalité, une différence essentielle.
a) L’art est une autre vision du monde
Martin Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art (1949)
En effet, pour Heidegger, l’attitude artistique rompt avec l’approche utilitariste et technique en ce que l’on a d’un côté une pensée contemplative, méditante et désintéressée, de l’autre une pensée calculatrice et utilitaire qui veut asservir la nature et le monde à l’homme. L’art, au contraire de la vision utilitariste des productions humaines, ne cache pas la matière derrière son usage, ne recouvre pas le sens de cette matière par son utilité pour l’homme. En effet, l’artiste qui utilise du bois ou du marbre, va mettre en avant cette matière en même temps qu’il la travaille. L’œuvre d’art ne cache pas le matériau dans lequel elle est faite, elle le révèle ou en révèle les possibilités. Elle se met à l’écoute de son matériau et veut révéler dans la nature qu’elle prend comme modèle ou comme matière, un sens qui déborde celui de son utilité pour l’homme, un sens qui préexiste à l’appropriation par l’homme de ces ressources.
Pourtant, la création artistique ne peut se faire sans technique. C’est par la création libre que s’établit ce dialogue et cette création est transformation de la matière, de la nature qui met en jeu des techniques. Il paraît difficile de faire la part dans l’art entre ce qui provient du travail de l’artiste, de sa technique (technique qui est aussi le fruit d’un apprentissage), de ce qui vient de son génie propre, de l’idée artistique désintéressée…
Sans doute, cette vision qui limite l’art à la production de la Beauté et de l’harmonie est-elle par trop idéaliste !
Nous tenterons pour notre part de dépasser cette opposition en remarquant que l’art a besoin de technique, nous le constatons dans les Beaux-Arts qui s’enseignent. Les artistes se transmettent un savoir-faire technique. Ce qui nous apparaîtra c’est que l’art utilise les ressources de la technique, utilise les capacités de l’être humain à produire, pour modifier le monde, pour produire des œuvres, mais surtout pour créer... C’est ainsi par l’idée de création que nous tenterons de mieux comprendre les rapports entre technique et art, peut-être en donnant un nouveau sens à la technique que son sens habituel de production utilitaire et de volonté de domination... L’art pourrait alors constituer une forme de technique plus authentique.
b) L’art du détournement
En effet, si l’on met l’accent sur le dialogue et la rencontre entre la visée artistique et un matériau, une matière, il faut bien constater l’entrelacement de ces déterminations. Ce qui unit donc la visée artistique et l’œuvre d’art concrète, c’est bien une forme de technique : l’art met la technique au service de la Création (nous rejoignons ici le sens de la technique selon Simondon, qui est celle d’une médiation ente l’homme et la nature).
Par l’idée de création artistique, nous faisons le lien entre l’art et la technique !
L’art serait-il un détournement des moyens de la technique au profit d’une création libre ? Nous pouvons ainsi interpréter ce que Michel de Certeau dans L'invention du quotidien, tome 1 "Arts de faire" désigne comme la « perruque » : l’utilisation des outils et des techniques de travail pour produire des artefacts artistiques, pour créer.
Michel de Certeau attire notre attention sur toutes ces pratiques du quotidien par lesquelles les hommes, les travailleurs, s'appliquent à redonner un sens à leur travail. Ainsi par le détournement de matières ou d'outils du travail industriel, des ouvriers utilisent les techniques pour créer des oeuvres d'art. C'st un art populaire, un art modeste du détournement et du bricolage, mais il nous indique sans doute le sens profond de l'unité du travail, de la technique et de l'art. En ce sens, nous pouvons dire que l’art donne un nouveau sens à la fonction technique de l’homme : le sens d’une création. L’art est création d’œuvres, de valeurs, d’une expérience commune, partagée, sans concept…
Documentaire : Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely, les Bonnie & Clyde de l’art
Il faut relever dans ce documentaire consacré à eux enfants terribles de l’art contemporain, que tous deux expriment une réappropriation des matériaux et un détournement des machines utilisés par la technique.
Tinguely récuse notamment l’idée d’Art, c’est-à-dire de production (technè), pour favoriser celle de poésie, c’est-à-dire celle d’une création. Tinguely parle aussi de « machines inutiles », de machines qui ne servent à rien, qui ne produisent rien.
De même, Saint Phalle qui travaille souvent en collaboration avec Tinguely, renonce-t-elle à la maîtrise par exemple des techniques de la peinture ou du dessin pour se focaliser sur l’élan créatif qui la traverse. Elle annonce qu’elle doit créer sans cesse comme si elle débordait de ses œuvres. Dans ses sculptures monumentales, elle retrouve aussi l’inspiration populaire de ce que l’on a appelé l’Art brut (mot inventé par Jean Dubuffet), l’art réalisé par des non-artistes. Mais surtout, elle insiste sur le côté féministe et engagé de ses réalisations. L’œuvre d’art est alors produite comme on fait naître un enfant, la fécondité et la création semblent issues de la puissance féminine ainsi retrouvée.
Il y a donc deux aspects importants mis en œuvre par ces artistes : l’inutilité et le détournement du travail et de la technique au profit de la création et de l’expression artistique, mais aussi le renouement avec les puissances créatrices de la nature et de la liberté « sauvage »...
Nous verrons que l’art moderne et surtout l’art contemporain remettent en cause une séparation trop stricte des techniques et de l’art. On peut dire qu’ils font la place au sein de l’art, à l’épanouissement technique. Il propose de repenser la technique à partir de l’art et l’art à partir de la technique. C’est donc à la création de nouvelles valeurs que l’on s’attache ici ! Des valeurs qui obligent aussi à repenser l’expérience esthétique, en rupture avec les conceptions du Beau ou de l’imitation telles que nous les proposent la tradition. La modernité technique est à la source aussi d’une nouvelle expérience esthétique, mais aussi plus généralement d’une expérience culturelle renouvelée. Bien sûr, cette nouvelle esthétique dévoile en même temps ce qui a toujours été présent dans l’art, même dans l’art classique, figuratif, même dans la peinture des portraits et des paysages. Mais au contraire de la peinture ou de la sculpture classiques, elle en fait son objet : la contestation des avant-gardes, l’invention de l’art abstrait, l’introduction des « bricolages » ou même, nous le verrons, des performances, remet en cause le lien de l’art et du Beau, de l’art et de l’Eternel, de l’art et d’une technique d’imitation...
c) L'Art contemporain peut-il se réconcilier avec la technique ?
Si, pour Hegel, l’art exprime l’Esprit dans le monde, manifeste la spiritualité de la culture dans la nature, par l’idée de Beauté, l’idée esthétique, l’art moderne comme l’art contemporain rompent avec cette dimension spirituelle et religieuse. Il ne s’agit plus d’avoir une attitude contemplative à l’égard de l’œuvre d’art, mais de se laisser porter par le renouvellement qui se fait œuvre dans l’art. L’apparition des techniques modernes de reproduction entraîne la perte de ce que Walter Benjamin nomme l’aura de l’œuvre d’art. L’œuvre d’art n’est plus unique et le culte qui lui était rendu devient sans objet (même s’il survit aujourd’hui encore dans les musées et expositions). L’œuvre est mise à portée de chacun par la reproduction et si elle perd ainsi son caractère sacré, elle y gagne sans doute une dynamique, une diffusion de masse qui lui permet de résonner dans toute la société.
C’est ce que montre Walter Benjamin(1892-1940) dans son texte le plus connu, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique en 1935.
La modernité technique est à l’origine d’une nouvelle esthétique, qui rompt avec celle du Beau, l’esthétique du choc, de la rencontre et du mouvement. Déjà pour Charles Baudelaire (1821-1867), qui est sans doute l’inventeur du mot « modernité », il s’agissait de relever dans son époque la part d’éternité et de beauté : « Tirer l’éternel du transitoire ». Mais chez le poète, il demeure une fascination platonicienne pour l’Idée de Beau, qu’il s’agit de retrouver sous ses formes transitoires dans le mouvement de la mode.
L’art contemporain et les avant-gardes du début du siècle feront basculer cet intérêt moderne vers justement ce qui est transitoire, passager. C’est le mouvement de la vie moderne qui est mis en avant, avec sa violence et avec la part d’accélération technique qui est en lui, qui deviendra l’objet de l’attention des artistes. Il ne s’agit plus de chercher derrière les apparences provisoires une Beauté éternelle, mais bien de revaloriser le transitoire, le mouvement, la violence et surtout la technique et son monde (depuis la locomotive, jusqu’à l’automobile…). La technique trouve donc une nouvelle place qui n’est plus celle du savoir-faire artistique.
Marcel Duchamp libère les objets techniques de leur assignation à leur valeur utilitaire, les érige en œuvres d'art et, devant une pièce mécanique, s'écrit : « C'est fini la peinture. Qui ferait mieux que cette hélice ? Dis, tu peux faire ça ? ». Filippo Tommaso Marinetti soutient qu'« une automobile de course […] rugissante est plus belle que la Victoire de Samothrace » (Manifeste du futurisme, 1909). Walter Gropius, fondateur du Bauhaus soutient que « l'artiste est un artisan supérieur » et que l'architecture doit être « à l'image du machinisme, des bétons armés et de la construction accélérée ».
Cette nouvelle esthétique du choc, on la trouve exprimée notamment avec le Manifeste du Futurisme ou dans le mouvement Dada…
Extrait du Manifeste du Futurisme (Marinetti – 1909)
1. Nous voulons chanter l'amour du danger, l'habitude de l'énergie et de la témérité.
2. Le courage, l'audace et la révolte seront les éléments essentiels de notre poésie.
3. La littérature ayant jusqu'ici magnifié l'immobilité pensive, l'extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l'insomnie fiévreuse, le pas de course, le saut mortel, la gifle et le coup de poing.
4. Nous affirmons que la splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l'haleine explosive ... une automobile rugissante qui semble courir sur la mitraille est plus belle que la Victoire de Samothrace.
Cette nouvelle esthétique est celle de l’accélération moderne, celle que le cinéma révèle en faisant la place au mouvement dans l’art, dans l’image… Il y a bien une prise en compte des dangers et de la violence inhérente à la technique (il ne faut pas oublier que ces penseurs et artistes sont confrontés aux violences de la guerre moderne). Mais la modernité technique est présentée comme ambiguë : elle fait courir un risque à l’humanité ; mais elle pourrait bien, par la diffusion de la culture aux masses, par l’implication de l’art dans le quotidien (il suffit de penser à la place que prend la musique et au rôle de l’industrie culturelle dans sa diffusion), produire une nouvelle culture humaine…
Cette esthétique du choc traumatisant ne doit pas être frappée d'un jugement négatif. Elle a en effet un triple mérite. En premier lieu, elle met l'homme moderne face à lui-même, c'est-à-dire face à un être précipité dans un flot de perceptions et d'activités que la technique moderne ne cesse d'alimenter. Le deuxième mérite de l'esthétique du choc est suggéré dans les derniers mots de ce texte : il s'agit de réveiller les hommes, de les amener, non sans une certaine violence, à réagir et à « lutter pour un ordre vraiment humain » où la puissance de la technique servira le bien de tous et non, comme c'est toujours possible, des forces politiques ou économiques incontrôlables. C'est la fonction politique de l'art moderne qui se substitue – avec bonheur – à la valeur cultuelle de l'art ancien. L'apparition de techniques artistiques modernes et, notamment, des techniques cinématographiques est ainsi amenée à changer le comportement des spectateurs face à l'art. Les spectateurs ne sont plus dans la passivité et le recueillement: percevant dans les œuvres d'art les signes de leur propre aventure en ce monde, ils éprouvent le désir de donner un sens véritablement humain à cette aventure, et à construire un monde meilleur. Et, dans la mesure où l'art photographique et l'art cinématographique sont des arts de masses, ce désir ne s'éveillera pas chez des individus isolés, mais dans les masses elles-mêmes, prélude à toute révolution.
L’art devient, en incorporant la technique, son inquiétude et son dynamisme, la reproduction et la diffusion de masse qui lui sont liées, une expérience sociale et politique majeure. La dimension politique de l’art ne se limite pas à la contestation politique des avant-gardes du début du XXe siècle. Elle est une interprétation du monde moderne et de son aventure technique, une critique et une appropriation de la technique.
Dès lors, l'art pourrait bien être la vérité de la technique. Si on ne réduit pas la technique à la seule recherche de l'utile et à la soumission à des règles de production, on peut dire que, dans un sens, l'art accomplit les promesses de la technique. Et s'il a fallu la modernité pour le comprendre, c'est que la dualité inhérente à la technique s'est durcie (et ainsi révélée) à l'ère industrielle. D’une part, la recherche effrénée de l'utile, du tout-échangeable, de la mise en coupe réglée de toutes choses au profit de la marchandisation généralisée s'est exacerbée sous les effets de la techno-science ; d'autre part, l'appel proprement technique à la créativité s'est fait entendre de façon spectaculaire et s'est réfléchi en de multiples échos dans l'art moderne. Sous sa forme artistique, la vérité de la technique est donc aussi la liberté, qui nous est donnée, de choisir la modernité qui sera la nôtre.
En ce sens, l’art est une expérience culturelle.
Conclusion (Art & technique)
L’art ne se limite pas à se libérer de (à prendre ses distances avec) l’impératif mimétique, l’impératif de représentation, avec l’art abstrait. Il propose en effet une nouvelle interprétation, un nouveau sens de la technique. Une technique qui est désormais orientée vers la Création libre, l’expérimentation de nouvelles esthétiques, la définition de nouvelles politiques.
La nouvelle expérimentation artistique se concrétise dans 1/ l’adoption de nouvelles techniques, nous l’avons vu avec le cinéma, des formes d’expression artistique qui incluent et sont vivifiées par l’innovation technique. Des techniques avancées jusqu’aux nouvelles technologies, l’art incorpore la fécondité des outils en progrès à sa créativité, en détournant sans doute la technique de son orientation utilitaire, de son appropriation par l’économie ou l’industrie (exemples de la musique).
Mais aussi, avec par exemple le travail de Jean Tinguely , 2/ un dialogue expérimental avec la technique : il crée d’une part des machines à peindre, qui humanisent la machine en lui incorporant une part d’aléatoire et de créativité ; d’autre part, il détourne les machines de leur usage en construisant notamment avec le Cyclop de la Milly-la-Forêt, une machine, presqu’une usine, fainéante et paresseuse, dans laquelle il invite des artistes à réaliser leur propre œuvre…
L’art remet au cœur de la problématique la question de la nouveauté, de la création. Par l’expérimentation aussi 3/denouvelles pratiques : ainsi des pratiques de l’action painting par exemple, qui introduisent le mouvement en art, la technique du corps, presque la danse, avec notamment Jackson Pollock et l’expressionnisme abstrait. Mais surtout par de nouvelles pratiques artistiques qui mettent en jeu une expérience concrète : avec ce que l’on appelle les performances. Le premier a s'être engagé dans l'art des performances est l'artiste américain Allan Kaprow dans les années 60. En effet, les performances artistiques rompent avec l’idée d’œuvre pérenne et muséale. Il s’agit de réaliser seul ou en collectif des performances, des actions réglées et orientées, qui constituent en elles-mêmes une œuvre artistique.
Ainsi donc l’art comme expérience culturelle permet-il de modifier le rapport au monde instauré par la relation techniciste. Les techniques et les technologies sont incorporées dans l’art, réconciliées avec le pouvoir de création libre qui seul donne sens aux réalisations humaines. Il s’agit d’envisager une technique qui étende les pouvoirs de création de l’homme, tout en préservant un dialogue ouvert avec la nature et le monde qu’il s’agit de transformer, de modifier ou d’organiser en œuvre.
On pourrait envisager, à partir des expériences contemporaines de renouvellement des formes artistiques, un rapport entre art et technique totalement repensé : l’art préservant l’aspect créatif et poétique des réalisations, et la technique permettant d’étendre la puissance justement de création et de transformation du monde.Nous retrouvons ici l’idée de Simondon selon laquelle l’homme est le « chef d’orchestre » dans le concert des machines… Mais nous donnons aussi un nouveau sens au jugement esthétique, il peut être pensé comme une expérience culturelle, commune, « sans concept » car elle se joue dans la pratique et dans la création : entre une pratique qui a sa finalité en soi et une production d’œuvres extérieures…
De plus, nous remarquons que les expériences contemporaines de performances, de happenings, de participation collective à la réalisation des œuvres, modifient le rapport à l’acte de création lui-même. Ainsi, nous pouvons rejoindre l’idée émise par John Dewey de l’art comme expérience. Pour ce dernier, l’art est avant tout une pratique, qui met en jeu bien sûr des techniques et des savoir-faire, mais surtout une expérimentation, une expérience de création en commun. Il ne s’agit pas seulement de favoriser la pratique des arts plastiques par exemple dans la population, de développer une éducation artistique participative (même si cela est nécessaire), mais il est avant tout question de constituer le spectateur en public actif… Constituer un public, nous retrouvons ici les préoccupations politiques d’une démocratisation de la culture telle que l’on peut les voir dans la mise en œuvre des politiques culturelles publiques : faut-il favoriser l’accès aux œuvres ou une éducation populaire à l’art ? Faut-il démocratiser l’accès à la culture ou démocratiser la culture elle-même ?
Il s’agit donc bien de saisir l’art et finalement la technique, comme expériences au sein même de la société. Ces expériences de création et de production qui s’enracinent dans l’espace public, ne sont-elles pas des transformations de l’individu par la confrontation à la création, puis par la participation à cette création. Si l’on peut définir les interventions culturelles, artistiques et techniques, comme la modification concertée et commune au sein de l’espace public, cette transformation vise à l’élévation des capacités de chacun, mais aussi à l’universalisation des pratiques et des expériences. Ce domaine expérimental est finalement celui même de la société et de l’individu.
Il est admis que la pratique ou la confrontation à l’art, à la création, au sens de la technique, enrichit l’expérience humaine et lui confirme son pouvoir sur le monde, elle s’enracine aussi dans la conviction que la culture comprise comme pratique vivante et vivifiante, est ce qui change les hommes.
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