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La Vérité (partie 3)
3. Les croyances sont-elles toujours des illusions ?
Nous l’avons vu, la croyance semble bien pouvoir être caractérisée comme étant la source de l’erreur. En effet, elle correspond à une adhésion à une idée ou une représentation tenue pour vraie. Elle désigne une « vérité » qui n’est pas réfléchie, éprouvée par la raison. La croyance semble ainsi s’opposer de prime abord à la raison comme « faculté de distinguer le vrai du faux », comme voie d’accès à la certitude indubitable. Vous vous souvenez que peu de choses résistent au doute, et notamment pas selon Descartes, l’expérience sensible. Si la vérité n’est pas donnée, s’il faut la chercher, c’est qu’il existe sûrement des obstacles qui nous empêchent d’y accéder.
a) Quels sont les obstacles à la connaissance de la vérité ?
Ces obstacles, rappelons-le, ont pu être ramenés à différents types de contraires à la vérité, selon leur domaine d’action. Ainsi les illusions nous semblent-elles correspondre à ce qui peut fausser notre savoir issu de l’expérience sensible. De même, nous l’avons vu, les erreurs nous semblent caractériser le contraire du savoir tel qu’il est défini par les sciences : erreurs de raisonnement, aussi bien qu’erreurs d’observation et d’expérimentation (mauvaise expérience de laboratoire, protocole mal établi). Enfin, les mensonges caractérisent ce qui s’oppose à la vérité telle qu’elle est dite, communiquée, la véridiction. Tous ces obstacles peuvent être rassemblés sous la bannière de la croyance : les illusions, les erreurs, les mensonges entraînent une adhésion (nous tenons pour vrai) qui échappe à la critique de la raison, qui trompe les sens ou l’esprit, qui corrompt le raisonnement ou les rapports entre les hommes. La Croyance s’oppose donc bien au savoir et à la vérité ; nous croyons savoir alors que nous ne savons pas ! La croyance empêche la recherche de la vérité en se satisfaisant d’une opinion ou d’une pseudo-vérité dogmatique (et non critique).
Pourtant, dans tous ces domaines identifiés, force est de constater la persistance de certaines croyances. Ces croyances, dont les contenus ne sont pas prouvés ni démontrés, subsistent pourtant. Nous faut-il alors identifier les origines de ces croyances dans certains besoins, certains attachements caractéristiques de l’homme ? La croyance n’est-elle pas ce qui prend le relais lorsque la raison ne peut justifier une action, expliquer un phénomène ? Qu’est-ce qui fait la force et la fragilité de toute croyance ? Qu’est-ce qui préserve la croyance des lumières de la raison et lui permet de résister à la réfutation ? Nous pourrons ainsi étudier en particulier le cas de la croyance religieuse, de la Foi, qui affirme être une vérité d’un autre ordre que celui des sciences et des certitudes rationnelles. Nous étudierons d’abord les dangers des croyances qui échappent à la critique, tout en mesurant les limites (éventuelles) de la raison face à l’inconnu et l’incertain. Ainsi nous explorerons les rapports entre la raison et la croyance.
La croyance peut se définir comme un principe d’adhésion, d’assentiment non justifié. Il s’agit d’un jugement qui n’est pas fondé sur une certitude, sur une démonstration à partir de preuves. On pourrait la définir à partir de la proposition de Kant comme un « principe d’assentiment subjectivement suffisant, mais objectivement insuffisant ». Nous sommes convaincus de la véracité de ce en quoi nous croyons « dur comme fer », nous en tant que sujet adhérons à cette assertion. Mais, la croyance ne possède pas un caractère universel ou universalisable, elle peut pourtant être partagée. Comment est-ce possible ?
b) Comment les croyances collectives naissent-elles ?
En effet, si la croyance n’est pas un phénomène universel, c’est un phénomène qui peut être collectif. Elle peut en ce sens être le signe d’un penchant, de besoins ou de désirs partagés par tous. Ainsi, elle peut être motivée par des sentiments de crainte ou de peur, comme la peur de la mort, qui pousse nombre d’entre nous à croire en la vie après la mort. Mais elle peut aussi être le résultat de l’expression de désirs inconscients : croyance en la chance, en sa bonne étoile, en le destin (lisible dans les lignes de la main ou les prévisions de l’horoscope).
Le sentiment d’adhésion, la croyance aveugle, peuvent avoir un revers plus tragique qu’il n’y paraît au premier abord. Il ne s’agit pas seulement d’une erreur qui nous viendrait des sens et qu’il reviendrait à la raison de corriger, ou d’une erreur de jugement dont on éloignerait le risque par l’application d’une méthode appropriée. Non, il s’agit là d’une corruption, on se fourvoie, on se trompe, et notre jugement a des conséquences, entraîne des actions qui peuvent avoir leur part de drame et de violence, hors de toute raison et loin de l’image raisonnable que l’on se fait de l’humanité, de l’homme.
Ainsi la crédulité, le désir d’imitation, ou « l’instinct grégaire » (c’est-à-dire le penchant à suivre l’avis du plus grand nombre, à suivre le troupeau tel un mouton de Panurge), prêtent le flanc à toutes sortes de manipulations dont l’idéologie peut nous rendre compte. En effet, l’idéologie est un ensemble d’idées, de pensées philosophiques, sociales, politiques, morales ou religieuses propres à un groupe. C’est un système d’opinions qui peuvent influencer les comportements des individus qui appartiennent à ce groupe. Elle échappe au contrôle de la raison en étant d’abord un modèle de comportement « identitaire », un modèle qui permet à chacun de se sentir appartenant à une communauté.
Comme le montrent Karl Marx (1818-1883) et Friedrich Engels dans L’idéologie allemande (1846), l’idéologie fait partie du monde des croyances, des illusions, non de la vérité (ou de la réalité). Elle est le reflet imaginaire du système de valeurs de la classe dominante, elle cache la réalité (le mode de production et la lutte des classes). Elle comprend la religion, les théories politiques mais aussi l'art ou la philosophie. Ceux-ci sont en effet les émanations de la classe dominante et ont pour fonction de préserver sa domination, notamment en prétendant universelles les valeurs « bourgeoises », telles que celle de liberté qui cache pour les marxistes finalement la liberté d’exploiter les travailleurs. On peut à partir de cette conception de l’idéologie comprendre qu’elle s’oppose à la raison en ce qu’elle veut rendre compte de la réalité à sa place : remplacer les savoirs par l’idéologie !
De plus, cette idéologie a une fonction de domination et de reproduction de cette domination, c’est ce que soulignent par exemple les travaux du sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002). Celui-ci étudie notamment La production de l’idéologie dominante, titre de son article écrit en 1976 avec le sociologue Luc Boltanski (1940-), à travers des « champs » qui constituent des espace d’activité sociale (champ politique, champ artistique, etc.). Il montrera notamment que la violence symbolique s’exerce à travers les institutions pédagogiques, mais aussi de loisir ou de culture. Elle constitue un système de croyances qui dissimule les rapports de force qui sous-tendent toute position et toute action sociale. Ainsi, par exemple, l’école a selon lui pour fonction de « naturaliser » les différences sociales, les inégalités sociales, en les rattachant au mérite des élèves, en les cachant derrière une idéologie du mérite. C’est pourquoi, la sociologie (« sport de combat ») doit dévoiler la fonction de légitimation des divisions sociales que remplissent non seulement l’idéologie des dons mais aussi le mythe de l’égalité des chances, en montrant statistiquement et en prouvant qu’elle est fictive (en raison notamment du capital culturel, de la culture légitime… ). L’école naturalise et justifie les inégalités sociales à travers ses verdicts scolaires en dissimulant les héritages culturels de classe derrière des « dons » ou des « mérites » individuels. Progressivement, Bourdieu et Jean-Claude Passeron (1930-), dans La Reproduction (1970) mettent ainsi l’accent sur la participation déterminante de l’école à « la reproduction » des rapports de classe.
Si les institutions scolaires participent de la mise en œuvre de l’idéologie dans la société, afin de dissimuler la vérité des rapports de domination (rapports de classe pour Marx, mais aussi rapports sociaux et culturels – on peut penser aux rapports inégaux entre les garçons et les filles ou encore aux rapports de « pseudo-races » tels qu’on les a enseignés et diffusés longtemps, au « temps des colonies »), elles ne sont pas les seules en cause.
En effet, comment ne pas voir dans les industries de loisirs telles que nous les connaissons une forme de « propagande », ou au moins de formation de l’opinion publique. Ainsi, la télévision ne peut être exempte de tout parti pris : ne serait-ce que celui du bonheur par la consommation ! Comme le formulait Patrick Le Lay, alors Président-Directeur Général de TF1 : « Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective ”business”, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit (...). Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible (...).»
Le rôle joué par l'industrie du divertissement et les médias dans cette production de l'idéologie est souligné notamment par Hannah Arendt qui voit dans l’industrie du loisir un ensemble de pratiques qui empêchent de penser authentiquement, de prendre ses responsabilités, notamment politiques. On peut en effet soutenir que la culture de masse diffuse une idéologie qui est un « mensonge », qui cache le fonctionnement réel de la société et empêche chacun de prendre conscience de sa responsabilité politique.
La vérité s’oppose ainsi au système de croyances partagées que constitue l’idéologie, système de valeur aussi. C’est pourquoi il est essentiel de former son sens critique, de tester les opinions, en vérifiant les sources et l’objectivité des informations par exemple, mais aussi et surtout en pensant par soi-même. La raison a un usage critique qui décèle les erreurs, les limites et les préjugés de nos systèmes de valeur, de nos croyances.
La raison nous renseigne sur la croyance non plus comme illusion, mais comme système d’influence, de manipulation, de contrôle et de formation de l’opinion publique. Les croyances ne sont pas ici de simples « illusions », de simples « erreurs de calcul ou de raisonnement », elles sont ce qui permet d’avoir prise sur l’opinion publique, de développer une « propagande ».
Les ressorts psychologiques et collectifs qui animent les croyances sont ainsi porteurs de grands dangers de manipulation et de reprise par des forces collectives à des fins politiques dont la raison n’est plus alors à même de mesurer la valeur morale.
C’est bien cette idée d’une humanité livrée à ses désirs inconscients, à ses passions, que Sigmund Freud (1856-1939) formule à son tour dans son ouvrage L'avenir d'une illusion. Le fondateur de la psychanalyse voit lui aussi dans l'idéologie, et notamment selon lui l'idéologie religieuse, un phénomène ambiguë qui d’une part console l’homme de sa faiblesse et, d'autre part, l'empêche d'affronter la réalité. Bien sûr, Freud nous montre que cette « illusion » est avant tout un aveu de faiblesse de l’homme. Il s’agit pour lui de trouver une consolation, une échappatoire à sa condition mortelle. Nous voyons ici que les désirs individuels et les insuffisances de chacun conduisent à enchaîner l’homme à des croyances collectives qui lui échappent.
La vérité peut alors se comprendre comme un projet actif de « dévoilement ». Il s’agit alors d’un engagement en faveur de la vérité, face à la tromperie et à la manipulation. Le courage de la vérité révèle une raison critique qui teste, « dénonce » et met à jour les limites des systèmes de valeur, de domination ou de pouvoir à l’œuvre dans la société. Elle teste la solidité des discours qui prétendent la détenir ! La raison oppose sa lucidité au système de croyance. La vérité qu’elle établit a donc un rôle actif dans la vie sociale ou politique.
c) La Religion n’est-elle qu’une illusion consolatrice ?
Si Marx inclut dans l’idéologie la religion, c’est qu’elle constitue pour lui une « drogue » qui anesthésie les exploités en leur promettant une vie meilleure dans l’au-delà. On peut en effet voir en l’organisation religieuse un facteur d’ordre social, voire une « compensation symbolique » à la soumission politique. Pourtant, elle est aussi un lien entre les hommes, comme en témoigne son étymologie (« religare »), elle peut même parfois contenir une contestation de l’ordre social quand elle constitue le lien d’une communauté minoritaire ou opprimée. Ne faut-il pas alors la placer sur un autre plan que la croyance superstitieuse ou la croyance erronée ? Peut-elle être interrogée par la raison ?
Karl Marx considère la religion comme faisant partie de l’idéologie, elle est « l’opium du peuple ». En effet, elle agit comme une drogue qui lui fait oublier ses soucis, sa condition d’opprimé et de déshérité. Elle le distrait de sa responsabilité politique et sociale, elle le détourne de la vérité des rapports économiques d’exploitation. La religion fait donc partie d’un dispositif culturel de croyances qui justifie la hiérarchie sociale, qui prône la soumission et l’obéissance. De même, Friedrich Nietzsche (1844-1900) dénonce-t-il dans la croyance religieuse une négation de la vie, un idéalisme qui détourne de la réalité, une austérité qui empêche la jouissance libre et la créativité. Nietzsche a tenté de lever le voile, de dire la vérité, sur les illusions du christianisme. Il annonce par ailleurs la « mort de Dieu » et se demande si l’homme est vraiment assez grand pour faire face à cette mort. Il relève en effet que les principes moraux et les valeurs qui gouvernent nos sociétés sont issus la religion chrétienne, et que ces valeurs (système de croyance peut-être) ne peuvent résister à la disparition du principal protagoniste : Dieu. C’est la thématique d’une crise de la culture, d’un désenchantement du monde et d'un recul des religions déjà constaté par Max Weber dans son étude L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme en 1904). Enfin, parmi ceux que l’on a nommé les « philosophes du soupçon », Freud considère la religion comme une « illusion » qui console des désirs non assouvis, des déceptions et des nécessités de refoulement et de discipline des plaisirs.
On le voit, les philosophies du soupçon, tentent de porter l’éclairage de la critique, de la raison critique, sur la croyance religieuse produite par les désirs inconscients, par l’idéologie ou par des valeurs opposées à la vie. Les croyances religieuses paraissent donc n’être qu’illusions et tromperies destinées à « endormir » les hommes et les conduire à obéir plutôt qu’à être libres. Pourtant, ces soupçons qui pèsent sur le phénomène religieux s’ils permettent de rendre compte de l’usage collectif qui en est fait, ne peuvent rendre compte de l’apparition du sentiment religieux communautaire, ni de l’espérance que peut susciter la religion quand elle est vécue comme libératrice. Qu’en est-il donc de cette foi qui « libère » et qui contient en elle-même une critique de la société, voire une critique de la raison ? Elle ne rend pas compte de ce que l’on pourrait appeler la « spiritualité », source des relations avec le divin et avec autrui.
En effet, si les crimes qui ont été perpétrés au nom de la religion sont nombreux (que l’on pense aux Guerres de religion et à la Saint-Barthélemy au XVIème siècle en France) et portent le seau de l’intolérance, le sentiment religieux conduit un certain nombre de croyants à pratiquer une action sociale ou politique. Il suffit de penser à l’Abbé Pierre, ancien résistant, et à son combat au sein d’Emmaüs (organisation laïque de lutte contre l’exclusion) ; ou encore à d’autres religieux engagés auprès des communautés de déshérités en Amérique du Sud soutenant la théologie de la libération qui entend débuter le « Règne du Dieu » déjà sur terre, etc. Cet engagement de croyants dans le monde politique et social ne met-il pas à mal une critique unilatérale de la religion qui ne verrait en elle qu’une idéologie conservatrice et anesthésiante ?
C’est que la religion, comme l’indique son étymologie, est aussi ce qui peut relier les hommes à Dieu, mais aussi entre eux, ce qui peut les mobiliser pour défendre leur appartenance à une communauté d’hommes, rendus égaux sous le regard de Dieu. C’est un premier sens que l’on peut donner au terme « spiritualité », spiritualité personnelle comme pratique d’une transformation de soi, d’une réflexion qui libère, mais aussi spiritualité « politique » comme engagement et réflexion sociale fondée sur une solidarité religieuse (avec les plus pauvres, avec les autres hommes). Les rapports entre le pouvoir, la domination et le gouvernement des hommes, et la religion est plus complexe qu’il ne peut y paraître de prime abord. La religion est donc un ensemble de croyances qui fait partie des phénomènes dont l’imbrication avec le fonctionnement de la société est profonde. Nous constatons une implication de la croyance dans l’agir social qui peut-être résisterait à ce désenchantement relevé par la modernité.
Nous tenterons donc d’abord de caractériser le fait religieux, non plus dans son aspect « clérical », lié au pouvoir et aux institutions qui le perpétuent (cléricalisme qui s’oppose à la laïcité), mais du côté du croyant lui-même.
La croyance n’est pas seulement une illusion, en ce sens qu’elle est porteuse à la fois d’un sens qui échappe à la Raison et d’un espoir que le réalisme rationnel ne peut réduire.
En effet, si la croyance religieuse occupe une place à part parmi les croyances, il faut sans doute le rapporter au fait que cette croyance s’enracine sur une spiritualité personnelle, individuelle : la Foi. La croyance religieuse s’affirme comme foi, elle rompt avec l’exigence de vérification et d’explication de la raison. Elle semble bien se passer de la confirmation par la raison, elle résulte d’une illumination, d’une révélation divine. Ainsi, la foi se situe-t-elle sur un autre plan que la raison scientifique. C'est ainsi que pour Blaise Pascal (1623-1662), foi et raison couvrent des domaines distincts : « Deux excès ; exclure la raison, n’admettre que la raison. ». Il s’agit pour lui de faire le pari que Dieu existe, car, selon lui, nous avons tout à gagner à parier sur son existence (béatitude éternelle) et peu à perdre (une vie d’ascèse). C’est le pari Pascalien qui répond à l’inquiétude essentielle de l’être humain (individué et communauté). Il s’agit pour le croyant de donner un sens à la vie dans son ensemble, d’orienter son action et sa réflexion. Mais, il ne s’agit pas d’expliquer rationnellement les phénomènes, d’en chercher la cause. Simplement, la croyance religieuse pose comme cause première Dieu, et cette cause donne sens à la création : elle pose une téléologie. Si la science et la croyance religieuse appartiennent résolument à des plans différents, c’est non seulement en raison de leur objet et de leur finalité, mais c’est aussi que leur confrontation est nuisible à l’une comme à l’autre. Il suffit, nous dit Kant, que les vérités de la Foi ne soient pas en contradiction avec le raison. Toute tentative pour prouver l’existence de Dieu ou pour résoudre les paradoxes métaphysiques ne peut que se heurter aux limites de la Raison.
D’abord, il s’agit de réconcilier la vérité de raison et la vérité révélée, c’est ce que nous propose le philosophe Averroès (Discours décisifs - 1179). Penseur musulman du XIIème siècle né à Cordoue, Averroès (1126-1198) sera un passeur de la philosophie grecque et antique pour l’Occident. Grand commentateur d’Aristote, il nous montre ici que le Texte sacré de la Révélation ne peut être en contradiction avec les lumières naturelles de la Raison, et que les contradictions que l’on peut trouver entre le sens littéral de la Révélation et la science invitent à comprendre le texte comme une allégorie. Il s’agit de comprendre la Vérité révélée comme susceptible d’interprétation.
On le voit, la croyance peut délivrer un message sensiblement différent de celui que l’effort scientifique, la raison peut élaborer. Cependant, ce sens ne peut être en contradiction avec le sens littéral ou allégorique des textes sacrés. C’est l’ouverture à une dissociation entre croyance et science, entre le dogme et les vérités de raison. Mais cette séparation ne disqualifie absolument pas, selon Averroès, Pascal ou G. W. Leibniz (1646-1716), la valeur de la Foi. Au contraire, il suffit que l’on comprenne que ces « deux vérités ne sauraient se contredire ; que l’objet de la foi est la vérité que Dieu a révélée d’une manière extraordinaire, et que la raison est l’enchaînement des vérités, mais particulièrement (lorsqu’elle est comparée avec la foi) de celles où l’esprit humain peut atteindre naturellement, sans être aidé des lumières de la foi. » (Leibniz, « Discours de la conformité de la foi et de la raison » in Essais de Théodicée – 1710).
La religion comme croyance échappe donc aux réfutations de la Raison, même si elle doit s’accorder avec les lois qui régissent le monde. En effet, pour Kant, c’est une exigence de la raison pratique que de poser l’existence de Dieu. L’action morale obéit à un impératif qui ne dépend pas de conditions réelles, matérielles, qui se dégage des finalités pratiques. Or, cet impératif moral ne peut être justifié que si l’on postule un Dieu. En réalité pour Kant, c'est la raison pratique et notamment l'épreuve de notre propre liberté, qui obligent à postuler l'existence de Dieu, même si la raison seule ne peut le démontrer.
La religion n'est donc pas seulement une illusion, elle peut apparaître comme un élément essentiel à notre action morale dans le monde. Nous agissons librement et conformément à des principes moraux dont la justesse ne peut être démontrée, mais qui s'imposent à tous. C'est en tout cas la thèse des moralistes et des religieux qui pensent Dieu comme source de notre action et de notre liberté. C'est aussi la thèse d'une pensée critique qui justement à partir de la "mort de Dieu", du désenchantement du monde", entend montrer que toutes les valeurs sont mises à bas...
d) La croyance comme utopie !
Si on peut d’un côté déterminer la croyance comme une idéologie, n’est-elle pas aussi l’expression d’un principe utopique ? La religion serait alors ce qui suscite de l’espoir !
Utopie/Croyance
Entre Pascal et Kant, nous avons vu que la Foi échappe à l’exigence de la Raison, qu’elle se place hors de son champ d’application, même si l’on doit finalement faire le pari ou postuler l’existence de Dieu. Pourtant, ne pourrait-on voir dans ce débordement de la raison par la croyance ce qu’Ernst Bloch appelle le « principe espérance », c’est-à-dire la croyance utopique en la possibilité de changer le monde, de le modifier par notre action et notre engagement. Ernst Bloch (1885-1977) est un philosophe allemand antinazi qui dut quitter son pays dès 1935. Il est l'auteur de L’Esprit de l’utopie et du Principe espérance, deux textes qui abordent la religion; hors de toute croyance particulière; comme l'expression d'un espoir partagé par tout homme, malgré les circonstances.
Les croyances ne sont en effet pas de simples illusions, elles modifient le rapport au monde et influencent la pratique. Ainsi, dans de nombreuses cultures, la croyance religieuse est porteuse d’une espérance qui trouve son expression dans la création d’une utopie. Marx lui-même prend en compte dans sa critique du religieux, le double caractère du phénomène qui représente à a fois une protestation contre les inégalités et les iniquités sociales ou politiques, et une consolation : « La détresse religieuse est en même temps l’expression de la vraie détresse et la protestation contre cette vraie détresse. La religion est le soupir de la créature opprimée, le cœur d’un monde sans cœur, tout comme elle est l’esprit d’une situation sans spiritualité. Elle est l’opium du peuple ».
Ne pourrait-on pas pousser l’ambiguïté du phénomène religieux plus loin : la religion est à la fois une idéologie (un appareil de domination sociale selon Marx, avec un clergé qui dispose d’un pouvoir temporel, mais aussi avec une fonction de consolation qui détourne de l’engagement dans ce monde-ci), et un principe utopique, un principe d’espérance...
C’est ainsi par exemple que Michel Foucault (1926-1984), dans son séjour iranien de 1978, un an avant la Révolution islamique, identifie ce qu’il appelle une « spiritualité politique » : la volonté des iraniens de lier une transformation personnelle, spirituelle, avec une transformation politique et sociale. Nous connaissons malheureusement le destin de cette Révolution confisquée par les mollahs, mais elle nous renseigne tout de même sur ce qui fait la spécificité du phénomène religieux quand il se fait engagement. Foucault souligne que la religion a longtemps constitué non pas le « vêtement idéologique, mais la façon même de vivre les soulèvements».
Sur la révolte des étudiants tunisiens en 1968, Foucault souligne la nécessité d’un élan spirituel. « - Qu’est-ce qui, dans le monde actuel, peut susciter chez un individu l’envie, le goût, la capacité et la possibilité d’un sacrifice absolu ? Sans qu’on puisse soupçonner en cela la moindre ambition ou le moindre désir de pouvoir et de profit ? C’est ce que j’ai vu en Tunisie, l’évidence de la nécessité du mythe, d’une spiritualité, le caractère intolérable de certaines situations produites par le capitalisme, le colonialisme et le néocolonialisme. »
La religion peut donc est porteuse d’une espérance que Kant avait identifiée comme essentielle aux questions philosophiques. Alors que la philosophie théorique se pose la question « Que puis-je connaître ? », la philosophie pratique doit répondre aux questions « Que puis-je espérer ? » et « Que dois-je faire ? ». En ce sens, la croyance religieuse et l’espérance utopique sont des moteurs de l’action humaine, ils orientent cette action.
Dans ses formes protestataires, la religion est une des formes les plus significatives de la conscience utopique, une des plus riches expressions du principe d’espoir.
Conclusion
On le voit au terme de ce chapitre, les croyances ne sont que rarement de simples illusions. Elles répondent en effet à des logiques souterraines. D’une part donc, ces logiques contestent la rationalité et sont celles des désirs, des craintes, des aveuglements et des systèmes idéologiques. Mais, d’autre part, ces logiques reflètent aussi des espoirs ou des volontés de création et de libération qui sont le propre des individus et des sociétés.
Ainsi, les croyances et notamment la religion représentent-elles un double phénomène que l’on peut aborder selon les catégories apportées par Paul Ricœur (1913-2005) dans L’Idéologie et Utopie. En effet, les croyances présentent le caractère double de l’idéologie : à la fois illusion qui cache la réalité, notamment la réalité sociale ou psychologique, et ensemble vivant de valeurs, d’idées qui rassemblent une communauté. Les croyances présentent les aspects positifs comme négatifs de l’idéologie : consolation et identité culturelle.
Mais les croyances sont aussi porteuses d’un Principe Espérance, d’une Utopie qui à nouveau est double. A la fois donc une utopie qui peut entrer en contradiction avec le réel et le dévaloriser (au profit d’un monde illusoire, ou d’un arrière-monde selon Nietzsche), et une utopie nécessaire à l’homme pour imaginer son action dans le monde, pour imaginer un monde meilleur.
Les croyances et le sentiment religieux recouvrent ainsi le domaine moral, avec ses aspects conservateurs mais aussi sa promesse d’une inscription des valeurs humaines dans le monde, de la possibilité pour l’homme d’inscrire sa liberté dans le monde réel.
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