Vérité 1. Démonstration Expérience

Problématique générale : Comment s’établit une vérité ? Quels sont les critères ou les conditions qui nous permettent d'affirmer qu'une proposition est vraie ? La science nous dit-elle la vérité sur le monde et sur le vivant ?

 

Introduction

La vérité est-elle simplement la réalité ? Peut-on dire que tout ce qui est réellement est vraiment ? Ou la Vérité contient-elle une autre sorte d’exigence ? Laquelle ? Dans quels domaines peut-on exiger la vérité ?

Double exigence : la connaissance doit être vraie, atteindre la vérité. L’action doit reposer sur des conceptions vraies (pour être efficace, pour être morale…).

Vérité et réel / Vérité et langage / Vérité et morale

La quête de la vérité dont nous avons parlé au sujet de la philosophie témoigne d’un effort de l’esprit humain pour accéder à « ce qui est vraiment », la vérité authentique du monde dans lequel on vit. C’est une exigence de connaissance d’abord, une exigence théorique dont nous déterminerons les paramètres, un effort que nous reconnaîtrons notamment dans la science. Mais c’est aussi une exigence pratique (et non plus seulement théorique) : la connaissance doit être vraie car sur elle repose l’action, l’agir humain sur le monde. L’action ne semble pas pouvoir reposer sur le mensonge ou l’erreur.

Mais, il s’agit avant tout de déterminer en quoi consiste le vrai : la vérité est-elle la réalité ? Est-elle un accord entre la réalité que je perçois et la connaissance ou la compréhension que j’en ai ? Nous verrons que la valeur de vérité s’établit dans un rapport entre notre raison (sa volonté de connaissance et de maîtrise) et le réel considéré comme l’objet de notre effort de connaissance, mais aussi comme ce qui résiste à notre raison, à la rationalisation. Il nous sera nécessaire d’observer les aspects subjectifs (qui correspondent au sujet et à sa façon de connaître, de se rapporter au monde qui l’entoure) et les aspects objectifs (la vérité est ce que l’on prend pour objet et qui veut justement dépasser le point de vue du sujet, pour accéder à une universalité qui définit l’effort scientifique) de la vérité.

Nous tenterons ensuite de tester la méthode scientifique dans sa recherche de la vérité, c’est-à-dire de comprendre comment fonctionne la raison scientifique et ce qui lui sert de critère. Quelle méthode est mise en œuvre par la science ? Nous montrerons à travers l’étude de la méthode expérimentale et celle de la démonstration, que les deux logiques de cohérence interne et de correspondance avec la réalité engendrent une vérité objective qui pourrait servir de modèle à la méthode philosophique (si celle-ci s’interroge sur ses motivations à rechercher la vérité). La vérité nous apparaît déjà comme une construction qui met en jeu notre rapport à la réalité.

La vérité a donc un statut particulier, située entre la raison et le réel, l’objet et le sujet, ne consisterait-elle pas en une relation qu’il nous appartiendra de préciser ?

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Afin d’approcher le problème de la vérité, il faut d’abord partir des représentations et des opinions : ainsi la vérité est souvent identifiée à la réalité. Nous avons tendance à juger que tout ce qui est réel est forcément vrai. Pourtant, quand je regarde la réalité naturelle, je constate qu’elle est réelle : cet arbre est bien réel, cette pomme aussi. Pourtant, peut-on dire qu’ils sont vrais ? L’affirmation de la réalité d’une chose ne fait que confirmer son existence.

Le réel : c’est la chose (comme le confirme l’étymologie), alors que la vérité est un jugement sur cette chose. L’affirmation ne vise que l’existence dans le cas du réel : la réalité, c’est ce qui existe. De même, on peut distinguer l’image que me présente l’imagination d’une chimère : un griffon (coq et lion) par exemple, et sa valeur de vérité : le griffon est faux, en ce qu’il n’existe pas, et pourtant la pensée de cet animal fabuleux est bien réelle. L’ensemble des réels et l’ensemble des vérités, s’ils se recoupent (il y a une réalité vraie, comme une vérité réelle), ne se confondent pas…

C’est pourquoi nous essaierons de dévoiler la façon dont s’articulent les conditions de la vérité entre expérience et raison, entre démonstration et expérimentation. Cela constituera la première partie de notre interrogation du concept de vérité. Nous tenterons ensuite de joindre les efforts de la raison et de l’expérience dans la connaissance du monde réel, notamment en ce que ce monde est une nature vivante dont la complexité représente un défi intellectuel mais aussi moral.

Cette exigence de vérité qui se fait jour dans l'entreprise scientifique rend-elle cependant justice à la réalité et à la Vie ? En effet, notre désir de connaître, notre soif de savoir, nous poussent à établir une représentation du réel que nous voulons aussi vraie que possible, mais cette représentation épuise-t-elle pour autant le sens de notre monde et le sens de cette puissance qui anime les êtres vivants ?

1. Peut-on être certain d'une vérité ?

Toute certitude est-elle fondée sur la vérité ? Peut-on accéder à une vérité absolue ? Peut-on dire qu’il y a des vérités définitives ?

Définition provisoire : Pourtant, on le remarque dès le premier abord, la vérité entretient un rapport complexe avec la réalité. Elle ne peut se penser hors de la réalité, mais ne se confond pas avec elle. En effet, elle réside bien plutôt dans un rapport entre ma connaissance, mon savoir, mais surtout ma parole, mon discours et le réel. Il faudra établir bien sûr quel est ce rapport, comment peut-on le définir et quels sont les conditions d’un tel rapport de vérité ?

La vérité s’établit dans ce lien entre la réalité et ce que j’en dis ou ce que j’en pense.

Elle peut se définir comme adéquation entre la pensée (exprimée dans le jugement ou conservée dans le savoir) et la réalité. C’est la tradition réaliste de la définition de la vérité telle qu’elle s’exprime depuis Aristote : « la vérité est la conformité de l’objet et de ce qui en est dit ». Descartes nous dit « la conformité de la pensée avec l’objet » (Descartes à Mersenne, lettre du 16 octobre 1639) ; elle « consiste dans l’accord de la connaissance avec l’objet » nous dit Kant.

On peut affirmer par-là que la vérité est une valeur, une valeur que l’on accorde à certaines propositions portant sur la réalité et non à d’autres. Elle marque, comme un tampon, certains énoncés, certains discours. Elle valide nos jugements exprimés ou notre connaissance en les comparant avec la réalité, avec notre expérience de la réalité. C’est ce que l’on nomme la thèse de la vérité-correspondance : correspondance entre le jugement et l’expérience. Nous abordons ici la vérité par son versant subjectif : mon jugement s’accorde avec la réalité, le jugement effectif du sujet est vrai ou non.

Pourtant, nous savons bien que ce n’est pas le seul critère de vérité. En effet, pour qu’une vérité soit reconnue comme telle, elle doit aussi présenter une forme de cohérence avec les principes logiques, avec la pensée. En effet, une vérité ne saurait par exemple être contradictoire. La contradiction révèle l’erreur de jugement ou la fausseté, elle est un critère universel permettant de distinguer le vrai du faux. Ce que Descartes appelle « le bon sens » ou « la raison » est ainsi ce qui nous permet de « distinguer le vrai d’avec le faux » (Discours de la méthode). Il ne s’agit pas ici de comparer une proposition ou une connaissance avec une réalité qui devrait lui correspondre, mais bien de la jauger à l’aide de principes rationnels. Ainsi, le chemin qui conduit à la vérité est la Raison et non plus l’expérience d’une réalité extérieure à la pensée. Elle est alors un principe de cohérence de la pensée avec elle-même, elle obéit aux lois formelles de la logique. C’est une seconde définition de la Vérité qui se fait jour ici, non plus la vérité comme correspondance avec la réalité, mais comme cohérence théorique. La vérité subjective n’est ainsi validée comme « vérité vraie » que si elle participe d’une vérité commune, universelle et objective révélée par la raison. C’est la thèse de la vérité-cohérence.

Ces deux définitions paraissent s’opposer puisque l’une se réfère au réel, sans doute à la réalité telle qu’elle est appréhendée par la sensibilité et l’expérience, alors que l’autre se réfère à des exigences universelles et a priori de logique formelle qui semble transcender toute sensation. Mais alors, dans sa recherche de la certitude, la méthode philosophique doit se frayer un passage entre le recours à la raison et celui à l’expérience sensible de la réalité. Ces deux sources de vérité sont distinguées par David Hume dans son Enquête sur l'entendement humain (1748).  Il distingue donc des vérités logiques ou abstraites qui se passent de toute référence à la perception ou de toute vérification par l'expérience : ce sont les vérités de raison, telles les vérités mathématiques ou logiques (un triangle aura toujours trois côtés, même s'il n'existait pas de triangle dans la réalité). A l'inverse, il identifie les vérités de faits, ou vérité d'expérience qui nécessitent une vérification par l'expérience.Ces deux types de vérité sont d'une valeur différente (même si l'on ne peut dire qu'une est plus vraie que l'autre) : la vérité de raison est universelle et abstraite, au contraire la vérité de fait est concrète et particulière. De la même façon, ces vérités n'engagent pas les mêmes processus de vérification : d'une part donc une vérification par l'expérience et l'expérimentation, d'autre part une vérification par la démonstration logique (en ce qui concerne au moins les vérités logiques qui ne sont pas des évidences premières).

 

a) L'évidence comme critère de vérité ?

Nous l’avons vu avec le texte de Hume, deux sources semblent se disputer l’origine du jugement de vérité : la raison et les faits, la pensée et l’expérience. A qui se fier sur le chemin de la certitude, de la vérité certaine ? C’est ce que nous allons nous demander en interrogeant les deux critères que nous avons dégagés dans l’évaluation de la vérité d’une connaissance, ou d’un énoncé. Ainsi, si l’on applique la méthode dégagée lors des précédents cours, nous devons tester les opinions qui se présentent à nous concernant cette vérité et la méthode pour l’atteindre. Si l’on cherche la vérité, nous avons vu que nous devons DOUTER des connaissances déjà construites, les tester, et surtout les penser par nous-même. L’opération du doute permet de déconstruire donc nos savoirs à la recherche de certitudes, de ce que Descartes nomme des évidences. Des vérités qui se passent de démonstration, qui s’imposent à nous par leur caractère évident. Des vérités dont nous avons une intuition immédiate ?

Nous allons suivre le chemin de Descartes (1596-1650) dans sa recherche de vérités indubitables. Ainsi, dans ses Règles pour la direction de l’esprit, celui-ci nous invite « à ne prendre pour objet et à ne considérer comme vrai que ce qui résiste au doute ». Nous verrons que pour lui seul peut être reconnu comme vrai « ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de la mettre en doute » (René Descartes, Discours de la méthode). C’est la définition de l’intuition en philosophie : une saisie immédiate. Pour Descartes, l’idée claire et distincte ou idée évidente est saisie dans un acte d’intuition rationnelle. Elle seule permet d’échapper au doute et de déployer les chaînes de raison du discours à partir de son évidence. L’évidence seule peut fonder la certitude.

Le modèle proposé par Descartes est celui des mathématiques et de la géométrie, nous retrouverons ce modèle de scientificité au cours de notre parcours. Le projet cartésien est d’expliciter la méthode des mathématiciens et d’en faire le modèle de toute science. La réussite des mathématiques tient en ceci qu’elles procèdent selon un ordre précis : partant des intuitions des évidences premières, elles opèrent par déduction à partir de ces évidences. D’où la rigueur de leurs raisonnements et la certitude de leurs conclusions. La révolution cartésienne consiste à envisager la science comme une mathématique universelle. Il faut donc trouver une base certaine, aussi certaine que celle des mathématiques, pour construire sur elle une science indiscutable et fiable.

Descartes est comme tout philosophe en quête de vérité. Il désire accéder à une vérité certaine et irréfutable car tout ce qu'il a pu apprendre lui laisse un sentiment d'insatisfaction, sa démarche est d'une certaine façon assez proche de l'attitude socratique dans la mesure où il a l'impression de ne posséder qu'une illusion de savoir et non un savoir véritable. Comment juger, mesurer le degré de vérité de ce qu'il a appris ? En recensant les différentes sources de connaissance et en les soumettant à l'épreuve du doute.

1ère source : l’expérience sensible

Dans la Première Méditation de Descartes, celui-ci s’applique à mettre en doute tout ce qui provient des sens, de l’expérience sensible. « Tout ce que j'ai reçu jusqu'à présent pour le plus vrai et assuré, je l'ai appris des sens ou par les sens ; or j'ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais à ceux qui nous ont une fois trompés. » Parce que nos sens nous trompent quelquefois, Descartes va supposer qu'ils nous trompent toujours. Ex : les illusions d'optique, les songes ou les délires des fous.

« Toutefois j'ai ici à considérer que je suis homme, et par conséquent que j'ai coutume de dormir et de me représenter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables, que ces insensés, lorsqu'ils veillent. Combien de fois m'est-il arrivé de songer, la nuit, que j'étais en ce lieu, que j'étais habillé, que j'étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? » Le fait que lorsque je rêve, je n'ai pas toujours conscience de rêver peut me conduire à penser que la différence entre le rêve et la réalité est illusoire et donc à douter de ce que je saisis par le témoignage des sens. Je ne peux affirmer avec certitude que ce que je perçois par les sens est vrai, j'ai au moins une raison d'en douter.

Le doute de Descartes est hyperbolique, il est excessif. Descartes propose l’image suivante : supposons que, dans un panier de fruits, il se trouve des fruits pourris. Nous allons devoir faire le tri, et si nous ne voulons que des fruits parfaits, alors il va falloir éliminer tous les fruits qui présentent le moindre risque de pourriture. Descartes va alors chercher à appliquer ce doute à toutes les croyances que nous avons, et même à la croyance en le témoignage des sens. C’est pourquoi le doute de Descartes est à la fois radical et méthodique : il va s’agir de mettre à l’épreuve toutes nos croyances jusqu’à ce que l’on trouve éventuellement des certitudes.

Doute : état d'incertitude de l'esprit se trouvant dans l'impossibilité d'affirmer ou de nier.

Doute hyperbolique : Doute méthodique, radical, poussé à l'extrême. Il s'agit de considérer comme absolument faux ce qui n'est que douteux. Il s'agit donc d'un doute théorique et provisoire.

2ème source : Les principes de la raison, de la logique

Une fois disqualifiées les connaissances qui proviennent des sens, que me reste-t-il ? Toutes les connaissances proviennent-elles des sens, comme l’affirment les empiristes ? Ainsi Locke dira-t-il que « Rien n’est dans l’entendement qui n’ait d’abord été dans les sens.» John Locke, Essai sur l’entendement humain (1689). Mais, pour Descartes, il existe des vérités que mon esprit tire de lui-même, des intuitions rationnelles. L’esprit humain n’est pas une tabula rasa, une table rase. Il existe des idées innées. Par exemple, en ce qui concerne les vérités mathématiques, même s'il n'y a rien à dénombrer, 2 + 2 font toujours 4, même s'il n'y a pas de triangle sensible à mesurer, la somme des angles d'un triangle est toujours égale à celle de deux angles droits, ne s'agit-il pas d'évidences qui s'offrent à notre esprit immédiatement, voire que celui-ci possède naturellement ?

« Car, soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n'aura jamais plus de quatre côtés ; et il ne semble pas possible que des vérités si apparentes puissent être soupçonnées d'aucune fausseté ou d'incertitude. » Méditation première

Mais suis-je certain de ne pas toujours me tromper en pensant cela ? Pour répondre à cette question Descartes va émettre l'hypothèse d'un Dieu trompeur, hypothèse qu'il abandonnera rapidement, car il semble contraire à la nature de Dieu de me tromper toujours. C'est pourquoi Descartes évoquera ensuite l'hypothèse d'un malin génie.

« Je supposerai donc qu'il y a non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son industrie à me tromper. »

 

Mais alors que reste-t-il de vrai si même les intuitions logiques et mathématiques sont révoquées en doute ? Apparemment rien ! Ce que je perçois par les sens est faux, et même l'existence de mon corps est frappée de nullité. Ce qui m'apparaît comme des évidences intellectuelles n'est peut-être qu'un tissu de vérités illusoires ?

3ème Source : l’esprit lui-même

Mais cependant je continue à dire que je perçois, que je me persuade que tout est faux, que je doute. Toutes ces expressions ne témoignent-elles pas de la présence d'une volonté qui accepte de suspendre son jugement, c'est-à-dire de douter tant qu'elle n'est pas parvenue à une vérité certaine et indubitable. Cette présence est-elle susceptible d'être réfutée en doute ? Puis-je douter de l'existence de ce « moi » qui doute ?

Découverte du Cogito : Cherchant à refonder entièrement la connaissance, Descartes souhaite lui trouver un fondement solide, absolument certain. Cette recherche l'amène à la conclusion que seule sa propre existence, en tant que « chose qui pense », est certaine. C'est cette découverte qu'exprime le « cogito ». Cogito, ergo sum (Je pense, donc je suis). Unique certitude qui résiste à un doute méthodique et hyperbolique.

D'abord employée en français dans le Discours de la méthode (1637), la formule connaît plusieurs variantes dans l’œuvre de Descartes. En 1641, les Méditations métaphysiques réaffirment le cogito en latin sous une nouvelle forme : ego sum, ego existo (« je suis, j'existe »). Ce n'est qu'en 1644, dans les Principes de la philosophie, que la formule « cogito ergo sum » est publiée directement en latin par son auteur.

Le doute hyperbolique n'est pas illimité, il débouche sur l'affirmation d'une première certitude : « Il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce et que je la conçois en mon esprit. » Cette affirmation est donc une exception au doute universel, une vérité indubitable, une première évidence. Je puis douter de tout sauf de la condition même du doute, c'est-à-dire de ma propre existence. Mais cette première certitude ne consiste pas dans la connaissance d'un objet précis, est-elle d'ailleurs une connaissance ? Elle est une certitude se rapportant à l'existence du sujet connaissant conscient de lui-même.

Quelle est le contenu de cette certitude ? Il est affirmation de l'existence du « moi pensant », mais savoir que je suis me permet-il de prétendre connaître ce que je suis ? Ce moi que découvre le cogito n'a donc rien de concret au sens où il désignerait un moi particulier et personnel (celui de Descartes), il s'agit d'un moi universel, du moi pensant en général comme condition de toute recherche et de toute connaissance, d'une intelligence pure.

Il y a donc une identité selon Descartes entre la conscience et la pensée : « Mais qu'est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu'est-ce qu'une chose qui pense ? C'est une chose qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent. »

La certitude du cogito vient du fait que je vois clairement que pour penser, il faut être. La clarté et la distinction sont donc les critères de la vérité. Mais qu'est-ce qui me garantit que cette certitude elle-même n'est pas illusoire ? Comment sortir de la solitude du cogito et être assuré de l'existence de l'objet de mes pensées ?

Parmi toutes mes pensées, il en est une qui a un statut particulier : l'idée de Dieu. C'est l'idée d'un être infini et parfait. Descartes prouve l’existence de Dieu par la preuve logique et la preuve ontologique (Saint Anselme). Ainsi, Dieu existe, et, Dieu étant bon, il ne peut vouloir que je me trompe quand je suis certain d'être dans le vrai. La certitude des idées claires et distinctes est ainsi garantie par ce Dieu vérace. Voilà, pense Descartes, tout l'édifice de la connaissance fondé sur des bases solides.

 

Innéisme et dualisme : Le fait que le cogito me révèle mon existence comme pur être pensant entraîne deux conséquences :

- l'innéisme : le point de départ de la connaissance doit être dans l'esprit, les idées claires et distinctes (comme celle par exemple que pour penser, il faut être) sont innées.

- le dualisme : il faut séparer l'âme et le corps. Ce sont deux substances différentes, l'une pure pensée immatérielle, l'autre pure étendue géométrique.

Par ce dualisme de l'âme et du corps, Descartes libère la nature de toutes les "petites âmes" et les intentions cachées qui faisaient obstacle à une investigation mathématique des phénomènes physiques. Le monde cartésien est un monde-machine (même les animaux sont pour lui de simples machines), connaissable et manipulable par les hommes qui deviennent "comme maîtres et possesseurs de la nature." Cependant, ayant réduit la matière à l'étendue géométrique, Descartes néglige l'aspect expérimental de la nouvelle physique de Galilée, ce que les philosophes des Lumières lui reprocheront. De plus, la conception mécaniste telle qu’elle est promue par Descartes, si elle permet de se débarrasser de nombreuses croyances superflues, ne met-elle pas en péril une approche plus compréhensive du vivant. En effet, l’organisme et le vivant sont les composants d’un monde qui ne se réduit au mécanique qu’au prix d’un « désenchantement du monde », c’est-à-dire finalement d’une perte de sens. Comment en effet penser alors la continuité entre les vivants, du végétal à l’humain et passant par l’animal ? Comment rendre compte de l’émergence de principes tels que la liberté ?

De même, la conscience comprise comme pensée isolée du monde ne permet pas de rendre compte de l’enracinement de l’homme, de l’appartenance du sujet au monde. Cette approche sera ainsi remise en cause notamment par les phénoménologues pour lesquels la conscience est avant tout intentionnalité (nous le verrons plus longuement quand nous traiterons la question du sujet et de la conscience), c’est-à-dire qu’elle est toujours « conscience de » quelque chose. La pensée ou la conscience ne peuvent être conçues comme isolées au risque du solipsisme. Il n’y aurait alors d’autre réalité pour le sujet pensant que lui-même. Si ce n’est la conclusion de Descartes, qui semble souvent relativiser la séparation corps-esprit ou en faire une sorte de « mystère » dont l’homme serait le lieu et dont son existence témoignerait, cela pourra être celle d’un Berkeley (1685-1753). Ce dernier, philosophe irlandais, s’opposera au matérialisme tout en reprenant les idées des empiristes (pour lesquels rien n’est dans l’esprit que ce qui vient des sens) mais pour les reprendre dans un idéalisme immatérialiste. En effet, Berkeley se rapproche de Descartes quand ce dernier imagine que tout ce qu’il voit est le produit de son esprit ou de son imagination, n’est qu’une fiction. Berkeley constate que nous ne pouvons prouver l’existence du monde extérieur et que nous n’avons que celle des idées. Il constate qu’« esse est percipi aut percipere », c’est-à-dire qu’être c’est être perçu ou percevoir. Nous ne connaissons que nos idées, les corps n’existent pas ils sont une fiction divine que l’on doit lire comme un livre. Berkeley retourne l’empirisme en un immatérialisme et un idéalisme qui mettent en cause l’existence des choses en soi (c’est-à-dire hors de notre perception ou de celle de Dieu).

Il y a donc dans cette hypothèse de l’inexistence du monde, une tentation idéaliste qui se fait jour et qui sans doute risque de couper la philosophie et la connaissance de l’attitude naturelle d’engagement dans le monde vivant.

b) Nos sens nous trompent-ils ?

Pour Descartes, on ne peut rien tirer de certain de ce que nos sens nous proposent. Mais les exemples de tromperies qu’il avance disqualifient-ils vraiment les témoignages de sens ? On peut en douter et reporter l’origine de l’erreur sur le jugement que porte la raison sur ceux-ci : c’est la thèse de Lucrèce dans De la nature des choses (Ier siècle av. JC)

La source de la vérité est présentée par les deux auteurs comme opposée : pour l’un, Descartes, on ne peut rien tirer de certain de ce que nos sens nous proposent ; pour l’autre, d’où pourrait-on tirer la certitude, si ce n’est de nos sens même.

Pourtant, Lucrèce ne retire pas à la raison sa capacité à comprendre le réel. Mais il en fait la source de l’erreur ! Il faut bien appliquer sa raison à la réalité pour en connaître la vérité. Si Descartes retrouve Lucrèce en ce qui concerne l’exigence d’une méthode, il s’en écarte radicalement en séparant deux substances : la matière et l’esprit, les corps et la pensée. Ces deux substances selon Descartes sont séparées : la matière est ce qui est étendu, l’esprit est la pensée. Lucrèce est quant à lui un matérialiste, un atomiste. Pour lui, l’esprit est un corps composé des plus minuscules atomes.

Les corps premiers qui composent la nature sont les atomes (comme pour Epicure IV s. av JC) et il n’y a rien dans celle-ci que le vide et ces atomes (atome signifie en grec « qui ne peut être coupé »). En se rencontrant, grâce au clinamen (déviation de leur trajet, inclinaison ou inclination), les atomes composent le monde. Avec Lucrèce, mais avant lui avec Epicure (Ier siècle av. JC) et même les atomistes grecs comme Démocrite (Ve siècle av. JC), la philosophie propose un matérialisme absolu et radical (un matérialisme qui se passe même des Dieux), dont on ne retrouvera un écho que dans la philosophie moderne des XVIIIe et XIXe siècles.

Ceci implique un certain nombre de conséquences quant aux conditions de la vérité et de l’évidence, selon la problématique qui nous intéresse ici. Les sens permettent une connaissance de la vérité du monde. L’expérience sensible nous fournit des informations, des phénomènes (apparaître) frappent nos sens et notre raison peut en découvrir la cause, le sens, par la raison. Les erreurs ne viennent pas des sens, mais de la raison qui sait mal interpréter leurs témoignages.

Les points de vue de Descartes et de Lucrèce sont symétriques : les deux penseurs s’opposent point par point… Nous retrouvons une telle opposition entre les empiristes, selon lesquels toutes les idées viennent de l’expérience, et les rationalistes (comme Descartes) qui voient dans la raison la source de la vérité, le point de départ de la connaissance. Ce n’est pas le rationalisme cartésien, ni l’empirisme de Locke qui nous permettront de résoudre notre problème : comment atteindre la vérité ?

                                           

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Conclusion

Entre la Raison et l’Expérience, nous avons identifié deux sources concurrentes de la valeur de Vérité. L’évidence des sens s’affronte à celle des principes logiques et il semble bien difficile de faire la part, dans notre connaissance, de ce qui provient de l’une ou de l’autre.

Nous pouvons envisager l’idée qu’il n’y a pas de « fondement » absolu pour la vérité, mais qu’elle se meut dans une circularité essentielle : nous cherchons à donner une cohérence interne à nos expérience, à notre monde des apparences. Nous cherchons à rendre compte des phénomènes, sans pouvoir dépasser ces « ombres » projetées dans la caverne de notre conscience. Si nous ne pouvons être certains d’une vérité, c’est que les deux sources que nous avons évoquées semblent concurrentes, elles s’opposent même jusqu’à un certain point.

Comment dès lors échapper à l’erreur et mettre en commun les ressources formelles de la logique et de la Raison et le puissant effet de vérité produit par les perceptions, par l’expérience ?

Il nous faut donc à présent étudier la possibilité d’une vérité d’un second ordre, non plus la vérité immédiate de l’intuition sensible ou de l’intuition intellectuelle, mais une vérité comme construction, comme résultat d’un processus de validation.

Quelle est cette vérité qui confronte les impératifs de la raison à la réalité de l’expérience sensible ? Nous verrons qu’il s’agit de la science qui tente de concilier les principes de la démonstration logique dans l’établissement d’une théorie, et les exigences de la démonstration pratique par l’expérience scientifique. En effet, la démonstration scientifique est un procédé d’établissement, de construction d’une vérité objective à partir d’expérimentations soumises au contrôle de la raison théorique. La connaissance apparaît comme constructive et non seulement déductive comme le pensait Descartes ou contemplative comme Platon le concevait. La science construit son objet, ou les conditions de vérité de son objet, comme nous le verrons dans le prochain chapitre portant que la raison scientifique et la valeur de la démonstration. La science met en œuvre le couplage de ces deux types de vérité dans sa compréhension du réel, du vivant…

2. La science est-elle le moyen privilégié d'un accès à la vérité ?

  • La science a-t-elle le monopole de la vérité ?

  • Le renouvellement des théories scientifiques doit-il faire douter de la vérité de la science ?

  • La recherche de l’efficacité technique exclut-elle le souci de la vérité ?

  • Toute vérité est-elle démontrable ?

  • L’expérience est-elle source de vérité ?

  • Une vérité scientifique peut-elle être dangereuse ?

  • Peut-on douter d’une vérité démontrée ?

  • Y-a-t-il d’autres moyens que la démonstration pour établir une vérité ?

La recherche de la vérité nous a conduit à privilégier l’élaboration d’une méthode, véritable technique de mise à l’épreuve de la véracité du discours, des propositions formulées. Cette méthode correspond à un certain nombre de critères qui confrontent la perception et le jugement que nous portons sur elle. Nous avons ainsi établi que la vérité se trouvait dans les rapports entre le réel et le rationnel, entre la raison et l’expérience. Il nous apparaît, au terme de l’exploration de cette notion de vérité, que la méthode la plus à même d’établir des certitudes dans nos connaissance est la méthode scientifique.

La science serait donc le modèle de recherche de la connaissance, de la vérité. Mais comment définir précisément ce modèle ? Quels sont ses modalités ? Et ne faut-il pas distinguer, comme nous l’avons déjà aperçu, les sciences « pures » des sciences appliquées ?

Comment définir d’abord la science ?

Si elle désigne d’abord toute connaissance (étymologie verbe scire = savoir), la science au sens moderne désigne une connaissance rationnelle, certaine et universelle, une connaissance établie par démonstration ou par expérimentation. La science peut être définie comme un idéal de connaissance vraie de la réalité des choses, cette connaissance est ce que vise tout effort scientifique. Cet effort obéit à une méthode qu’il nous appartient de définir.

La méthode scientifique s’établit, d’une part, sur l’exigence de démonstration et, d’autre part, sur un dispositif d’expérimentation. Comment s’articulent ces deux exigences ? Quelles méthodes pour l’effort scientifique ? Comment la science peut-elle passer d’une vérité subjective à une vérité objective ?

a) La démonstration comme preuve

Comme le remarquait Edmund Husserl (1859-1938), philosophe autrichien fondateur de la phénoménologie, la volonté de démontrer est apparue en Grèce antique, aussi bien dans le domaine mathématique que dans celui de la logique. Quels sont les critères de la démonstration scientifique ?

Démonstration : procédure ou discours qui engage un raisonnement, qui produit et valide l’hypothèse.

La définition classique de la démonstration scientifique est depuis Aristote celle d’un type de raisonnement basé sur des principes premiers, des prémisses, et conduisant à la déduction de nouvelles propositions, établies par opération logique de raisonnement tel que le syllogisme. C’est donc avant tout une opération de la raison, un raisonnement déductif qui rassemble ou sépare, qui classe et hiérarchise les éléments dans des catégories. Une démonstration sera donc valable si elle répond à des critères de cohérence interne, si ses propositions découlent les unes des autres.

Les Éléments d’Euclide sont l’acte de naissance de la science géométrique. À partir des définitions, axiomes, postulats et notions communes qui sont les propositions premières (non démontrées), et par déduction, on démontre des théorèmes qui pourront à leur tour servir dans la démonstration d’autres théorèmes.

Exemple de syllogisme :

Tous les hommes sont mortels

Or Socrate est un homme

Donc Socrate est mortel

Mais le syllogisme doit, pour être valable, respecter des règles formelles précises qui correspondent à une spécification des termes donnés. En effet, c'est un raisonnement qui permet de faire des liens entre des propositions, de rapporter une affirmation à une autre, mais pour cela, il faut que les termes des propositions soient hiérarchisés. Nous avons tous en tête ces exemples de faux syllogismes qui conduisent à des conclusions absurdes. Par exemple, Ionesco dans sa pièce de théâtre Rhinocéros propose celui-ci : "Tout chat est mortel ; Or Socrate est mortel ; donc Socrate est un chat". D'où vient l'erreur dans ce raisonnement ? Les termes d'un syllogismes sont classés en fonction de leur "extension", c'est-à-dire en fonction de la grandeur de l'ensemble qu'ils expriment. Ainsi il faut partir d'une prémisse rapportant un terme moyen (les hommes) à un terme majeur (mortels), pour ensuite rapporter un terme mineur (Socrate) au terme moyen et en conclure son appartenance au terme majeur. Le cas particulier - Socrate - faisant partie de l'ensemble moyen - Hommes -, il fait nécessairement partie de l'ensemble majeur - Mortels - puisque celui-ci comprend l'ensemble moyen ! On conclut donc à partir de prémisses ordonnées et hiérarchisées, ce qui n'est pas le cas avec les "faux syllogismes" ou les "sophismes".

Ainsi le syllogisme est l'exemple même et le modèle de toute opération de démonstration.

C’est la conception d’Aristote qui rapporte directement la démonstration à la chose. Ainsi, il affirma que l’objet de la science est le nécessaire et qu’il s’agit de rechercher les causes des choses existantes en utilisant la démonstration logique. La connaissance est la recherche des causes et la découverte des lois physiques à partir de la raison grâce à la méthode notamment du syllogisme. Mais le syllogisme, comme le dénoncera Descartes, n’est-il pas finalement rien d’autre qu’un classement ?

 

Le syllogisme ne nous apprend rien de nouveau. Pour connaître du nouveau, il faut ajouter la méthode. La méthode établie par Descartes permet de partir des évidences simples, des idées claires et distinctes, pour les développer et les combiner jusqu’aux plus complexes. Ainsi, on peut reprocher à cette conception de la démonstration comme preuve de la validité des jugements, des assertions, son caractère statique. En effet, que nous permet de déduire le syllogisme si ce n’est une connaissance que nous possédions déjà. Si nous rapportons une proposition à une autre grâce à un moyen terme, c’est que nous avons déjà connaissance de la hiérarchie des êtres et que nous connaissons donc déjà ce que nous démontrons. C’est la critique que fera Descartes dans le Discours de la méthode : « […] pour la logique, ses syllogismes et la plupart de ses autres instructions servent plutôt à expliquer à autrui les choses qu’on sait. »

Pour Descartes, la logique n’est pas suffisante pour la recherche de la vérité, pour la production de la connaissance. Il faut privilégier la méthode dans la recherche de la vérité. La méthode nous permet de découvrir une vérité qui n’était pas déjà là, qu’il s’agit de faire apparaître par l’usage méthodique de la raison (la règle de l'évidence, la règle de la division, la règle de l'ordre et la règle du dénombrement). Il faut, nous l’avons vu, partir des évidences premières, évidences d’intuition (idées claires et distinctes) pour construire un raisonnement à partir de celles-ci. La démonstration part de l’intuition de certitudes premières indémontrables.

C’est une première conception moderne de la démonstration comme construction d’un savoir nouveau à partir de savoirs certains, vous l’avez vu dans le texte étudié. Cela correspond à ce que Pascal à la même époque nomme L’Esprit de géométrie. Il voit dans la mathématique, la géométrie, le moyen le plus sûr de découvrir la vérité et de la démontrer : il ne faut employer aucun terme qui ne soit précisément défini, et n’affirmer que ce que l’on peut démontrer à partir de vérités déjà connues. Cependant, il est des termes que nous ne pouvons pas définir et dont aucune démonstration n’est possible, mais que nous connaissons par intuition.

On remarque ce que Michel Foucault dans « Les Mots et les Choses » nommera un changement d’épistémè. Il ne s’agit plus simplement de classer les objets naturels en catégories, mais il s’agit pour Descartes de classer ces objets hiérarchiquement et de les ordonner rationnellement.

En effet, on peut affirmer que jusqu’à l’émergence des sciences modernes, la science a surtout consisté en un classement. Descartes est contemporain de ce changement de paradigme. Thomas Kuhn (1922-1996), La structure des révolutions scientifiques, 1962, montre que la science n’évolue pas de façon continue, mais par ruptures avec le cadre scientifique en place. Ainsi, le cadre de la science jusqu’à l’époque moderne était celui du classement et non de la compréhension. Avec la rationalisation du réel et du vivant, la science change de paradigme et se dote de nouvelles ambitions : expliquer la totalité du monde, en présenter un modèle mathématique ou géométrique.

Si les classifications de la Renaissance se contentaient de ranger dans des séries les choses en fonction de leur ressemblance avec d’autres (il y a d’ailleurs une théorie révélatrice de cette idée de classement comme connaissance des propriétés : la théorie des signatures), avec Descartes et le XVIème siècle, naît une nouvelle épistémè (rapports entre les savoirs entre eux et avec les conceptions de la société et de la culture, dans une configuration donnée). Un nouvel ordre apparaît, l’ordre selon la raison : du plus simple au plus complexe, de l’individuel au composite. Cet ordre a de nombreuses implications philosophiques et scientifiques : ainsi, la situation de l’homme est modifiée, il devient le hors-classe, celui qui et seul à posséder la pensée, une âme, etc. C’est la théorie mécaniste de la nature et du monde, mais c’est aussi nous l’avons vu la mathématisation du réel avec Galilée par exemple.

Au syllogisme qui permettait de ranger chaque chose dans sa classe, s’ajoute une volonté rationnelle de classification hiérarchique et de compréhension des liens entre les choses. Mais la Raison se retrouve bien seule chez Descartes, obligée de reconstruire tous les savoirs par elle-même et dans l’abstrait. La logique formelle doit nous permettre de rendre compte de la totalité du monde, elle se reconnaît comme démonstration de vérité, mais ne se confronte plus au réel qu’à distance. Cette méthode révèle donc le projet des sciences modernes, en même temps qu’il en souligne la limite : il faut que cette méthode se rapporte à de l’existant.

Cependant, cette première modernisation de la science qui ouvre la perspective de son développement futur sur une considération « froide » des objets naturels, demeure prisonnière d’une abstraction féconde en ce qui concerne les réalités de l’astronomie ou les grandes lois de la physique, mais qui échoue à expliquer le vivant dans sa complexité, faute de pouvoir valider ses théories. Elle est garante de la cohérence théorique, c’est-à-dire de la logique interne d’un ensemble d’hypothèses…

Une théorie est un ensemble cohérent et systématique de propositions qui permettent d’expliquer les phénomènes d’un domaine donné. La théorie scientifique est ainsi un système conceptuel abstrait, il vise à rendre compte d’un domaine d’expérience. Pourtant, il n’est pas toujours directement le reflet de cette expérience, il en donne plutôt une explication possible.

Ainsi Einstein compare-t-il le scientifique à quelqu’un qui ne peut que produire une « image du mécanisme » qu’il observe, sans jamais avoir accès à la réalité du fonctionnement de ce mécanisme. C’est aussi une façon de rendre compte des limites de l’intelligence humaine qui ne peut comprendre l’univers qu’en le rapportant à ses propres concepts et à ses propres « dimensions ». Dans quelle mesure l’expérience peut-elle valider les théories scientifiques, si celles-ci sont de libres créations de l’esprit et si la réalité est comparable à une montre fermée ? Quelle valeur accorder à une vérité scientifique si la théorie ne peut être vérifiée ?

Un second élément est nécessaire pour faire basculer dans la modernité les sciences de la nature et de la vie comme nous le verrons, cet élément conjugue la rigueur de la démonstration dans l’élaboration des théories et les informations données par l’expérience. En effet, si la démonstration est une preuve, elle est seulement une preuve formelle, sans contenu. Kant révèlera ainsi que la méthode géométrique n'a de sens qu'en mathématiques, elle ne peut s’appliquer ailleurs sans paralogisme…

La connaissance ne peut venir que de l'union des deux facultés : la raison et l'expérience Emmanuel Kant, Critique de la Raison pure (1787)

La définition du triangle me dit ce qu'est un triangle, mais pas s'il existe réellement quelque chose comme un triangle. La méthode géométrique est donc incapable de passer de la définition à l'existence. La démonstration logique, mathématique ou géométrique n’a valeur de preuve que si l’on prend pour objet des concepts abstraits, elle ne peut prouver l’existence de ses objets.

En mathématiques, cela n’a pas d’importance puisqu’il ne s’agit pas de démontrer que les triangles existent ou que les axiomes mathématiques ont une existence. Mais étendre la méthode mathématique de démonstration aux autres domaines, en faire une preuve de l’existence des objets dont on s’occupe est une erreur, une illusion. Ainsi, Kant nous montre que le seul moyen à notre portée pour savoir si un objet correspond au concept que nous en avons, c’est l’expérience sensible. Au-delà de cette expérience sensible, nous ne pouvons connaître ni démontrer l’existence des objets que nous étudions. En effet, pour cela rien ne remplace l’expérience…

b) Rien en remplace l'expérience...

L’expérimentation rompt avec la thèse classique selon laquelle la science naît de la simple observation des faits, observation dont on tire des lois, les lois physiques, les lois de la nature. Les faits ne parlent pas d’eux-mêmes, il faut les confronter à la raison. De même, la théorie ne peut être validée que si on la confronte à l’expérience, mais à « une expérience raisonnée ». L’expérience scientifique semble donc bien répondre à notre interrogation portant sur les rapports entre la raison et l’expérience dans la recherche de la vérité.

NB: Distinguer expérience et expérience scientifique ou expérimentation.

Expérience = le monde tel qu’il nous apparaît. Nous pourrions parler alors d’expérience sensible.

Expérience scientifique ou Expérimentation = attitude volontaire du savant qui crée artificiellement des conditions d’observation afin d’isoler un phénomène et confirmer ou infirmer une hypothèse théorique.

L’expérience scientifique est une expérimentation active, elle conduit à l’élaboration d’un dispositif expérimental visant à tester la validité de la théorie, des hypothèses formulées. S’il n’y a pas de théorie scientifique sans confirmation expérimentale, il n’y a pas non plus d’expérience scientifique sans théorie qui la guide. La science expérimentale réalise cette mise en rapport de la Raison et de l’Expérience qui est une source efficace de vérité.

La méthode scientifique expérimentale, si elle est mise en oeuvre à partir du XVIIe siècle, ne sera codifiée et précisée qu'au XIXe siècle avec notamment les écrits du médecin Claude Bernard dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Elle est une démarche scientifique qui consiste à contrôler la validité d’une hypothèse au moyen d’épreuves répétées, au cours desquelles on modifie les paramètres de situation afin d’observer les effets induits par ces changements sur les résultats des expériences. Elle met en oeuvre de manière circulaire des hypothèses, que l'on teste dans des dispositifs expérimentaux, pour valider ou invalider une théorie.

– « L’hypothèse expérimentale n’est que l’idée scientifique, préconçue ou anticipée. La théorie n’est que l’idée scientifique contrôlée par l’expérience. »

Il convient de distinguer l’observation de l’expérimentation : cette dernière provoque l’expérience sur la base d’une hypothèse. La nature « répond » ainsi aux questions qu’on lui pose, et ces réponses ne peuvent se comprendre que dans un système théorique établi à l’avance.

On le voit, l’expérimentation scientifique vise à répondre à la fois aux exigences de la raison et de l’expérience en confrontant les hypothèses à l’ensemble des faits, au moyen d’un dispositif contrôlé. Il s’agit d’une confrontation de la théorie avec la réalité. On peut parler de construction d’une vérité par l’expérimentation. Mais nous pourrons nous poser la question de savoir si cette interrogation de la réalité, cette interprétation scientifique du réel, rend compte de toutes ses dimensions, de toute sa richesse.

L’expérimentation apparaît finalement comme le seul critère de scientificité possible, notamment concernant les sciences appliquées, dans les sciences physiques. Elle permet de passer d’une connaissance subjective à une connaissance objective. Grâce à la vérification, la science est donc un modèle d’objectivité, ce qui permet à la communauté scientifique de s’accorder entre elle sur un certain nombre de points quand ils ont été prouvés expérimentalement. L’expérience est alors le critère d’objectivité déterminant. Cependant, est-elle suffisante pour en induire l’universalité des connaissances ainsi acquises. C’est notamment ce que relèvera Hume pour lequel rien ne nous permet de passer de l’observation répétée de phénomènes à l’affirmation de l’universalité de ces phénomènes (problème de l’induction). C’est pour lui une question d’habitude, on ne peut justifier rationnellement ce passage du singulier à l’universel. Ce problème de la légitimité de la vérité objective obtenue par la science expérimentale trouve une solution dans la théorie de la réfutabilité qui complète celle de la vérifiabilité présentée.

 

c) Comment reconnâitre une vérité scientifique ?

Réfutabilité

Selon Karl Popper, le principe déterminant qui permet de départager la science de ce qui n’est pas de la science, c’est celui de falsifiabilité. La falsifiabilité est la réfutabilité : c’est-à-dire qu’une théorie scientifique doit comprendre en elle-même les critères de sa réfutation, par une expérience ou une observation. Un énoncé est falsifiable « si la logique autorise l’existence d’un énoncé ou d’une série d’énoncés d’observation qui lui sont contradictoires, c’est-à-dire, qui la falsifieraient s’ils se révélaient vrais ». Ainsi, il s’oppose aux prétentions scientifiques aussi bien du Marxisme que de la psychanalyse. Mais il annonce surtout qu’une grande partie du travail du scientifique est de déterminer les critères de réfutabilité de sa théorie. L’idéal du chercheur pour Karl Popper notamment dans Conjectures et réfutations (1963), est celui d’un scientifique qui définit a priori les critères de réfutabilité de son hypothèse et part à la recherche de faits susceptibles de prouver la fausseté de son hypothèse.

Vérification et falsifiabilité

Karl Popper avance qu’on ne peut jamais vérifier une théorie scientifique, jamais dire qu’elle est absolument vraie. On peut seulement la falsifier ou la réfuter. C’est-à-dire, montrer à partir de certains faits que telle théorie est fausse. Une théorie peut donc être acceptée jusqu’à ce que des faits nouveaux viennent l’infirmer.

« Des idées audacieuses, des anticipations injustifiées et des spéculations constituent notre seul moyen d’interpréter la nature, notre seul outil, notre seul instrument pour la saisir. Nous devons nous risquer à les utiliser pour remporter le prix. Ceux parmi nous qui refusent d’exposer leurs idées au risque de la réfutation ne prennent pas part au jeu scientifique. »

Cette conception de la science a été inspirée à Popper par Einstein : « Ce qui m'a impressionné le plus, note Popper à propos d'Einstein, est qu'il considérait sa théorie comme insoutenable si elle ne résistait pas à l'épreuve de certains tests. » L'attitude scientifique est ainsi l'attitude critique qui ne cherche pas des vérifications mais des tests cruciaux, des tests qui peuvent réfuter l’hypothèse avancée.

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Conclusion

Pour Karl Popper, une théorie n’est scientifique que si elle prend le risque d’être infirmée par un test expérimental. Par conséquent aucune théorie, même la plus parfaitement établie dans la communauté scientifique, n’est à l’abri d’une éventuelle réfutation ultérieure. Il faut donc considérer toutes les lois ou théories comme hypothétiques ou conjecturales, c’est-à-dire comme des suppositions. Ce qui signifie que les nouvelles théories ne sont que des approximations meilleures que celles qui les ont précédées. Par exemple, la théorie de la relativité d’Einstein contient celle de Newton en tant qu’approximation, cette dernière englobant à son tour celles de Kepler et de Galilée. Rien ne permet de penser que la théorie de la relativité ne sera pas un jour remise en question par une théorie au pouvoir explicatif plus grand, qui l’inclura comme une simple approximation. La science progresse plus par réfutation que par accumulation de vérités, l’expérimentation est le critère de vérité des sciences. En ce sens, rien ne remplace l’expérience mais l’expérience construite, soutenue par une théorie. Il s’agit donc finalement d’une conception probabiliste de la science, qui refuse tout caractère absolu à la vérité découverte par les sciences. Une théorie est acceptable tant qu’elle résiste aux tests.

« Les théories sont des filets destinés à capturer ce que nous appelons “ le monde” ; à le rendre rationnel, l'expliquer et le maîtriser. Nous nous efforçons de resserrer de plus en plus les mailles. » Logique de la découverte scientifique.

Mais, ces mailles qui se resserrent sur la réalité, n’en laissent-elles pas échapper une partie ? Peut-on rendre compte de la totalité du réel par l’approche scientifique et surtout peut-on réduire le monde et le vivant à ce que nous en connaissons par la raison et la science ?

Nous verrons que l’on peut contester une approche positiviste et naïvement réaliste de la science en mettant l’accent sur ce qui échappe à la rationalité scientifique. Ce test des limites de la science nous introduira à l’analyse critique de la spécificité de l’approche culturelle et technique du monde de la vie…

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