Articles de sgarniel

K. Marx - Un droit à l'égoïsme

Par Le 22/03/2020

« La liberté est donc le droit de faire et d’entreprendre tout ce qui ne nuit à aucun autre. La frontière à l’intérieur de laquelle chacun peut se mouvoir sans être nuisible à autrui est définie par la loi, de même que la limite de deux champs est déterminée par le palis. Il s’agit de la liberté de l’homme en tant que monade isolée, repliée sur elle-même. [...]

L’application pratique du droit à la liberté est le droit humain à la propriété privée. En quoi consiste le droit de l’homme à la propriété privée ? [...] Le droit de l’homme à la propriété privée est donc le droit de jouir et de disposer de sa fortune arbitrairement (à son gré), sans se rapporter à d’autres hommes, indépendamment de la société, c’est le droit à l’égoïsme. Cette liberté individuelle-là, de même que son application, constituent le fondement de la société bourgeoise. A chaque homme elle fait trouver en l’autre homme, non la réalisation, mais au contraire la limite de sa liberté. [...]

La sûreté est le concept social suprême de la société bourgeoise, le concept de la police, selon lequel toute la société n’est là que pour garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits et de sa propriété. Par le concept de sûreté la société bourgeoise ne s’élève pas au-dessus de son égoïsme. La sûreté est au contraire la garantie de son égoïsme. Aucun des droits dits de l’homme ne dépasse donc l’homme égoïste, l’homme tel qu’il est comme membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et son bon plaisir privé, et séparé de la communauté. »

Karl Marx, La Question juive (1844)

Le modèle des droits de l'homme

Par Le 22/03/2020

Art. 1er : Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.

Art. 2 : Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.

Art. 3 : Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.

Art. 4 : La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de borne que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. [...]

Art. 5 : La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas.

Art. 6 : La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics, selon leurs capacités, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. [...]

Art. 10 : Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. [...]

Art. 17 : La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. »

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789

E. Durkheim - Rôle de la société civile

Par Le 22/03/2020

« On considère l'Etat comme l'antagoniste de l'individu et il semble que le premier ne puisse se développer qu'au détriment du second. La vérité, c'est que l'Etat a été bien plutôt le libérateur de l'individu. C'est l'Etat qui, à mesure qu'il a pris de la force, a affranchi l'individu des groupes particuliers et locaux qui tendaient à l'absorber, famille, cité, corporation, etc. L'individualisme a marché dans l'histoire du même pas que l'étatisme. Non pas que l'Etat ne puisse devenir despotique et oppresseur. Comme toutes les forces de la nature, s'il n'est limité par aucune puissance collective qui le contienne, il se développera sans mesure et deviendra à son tour une menace pour les libertés individuelles.

D'où il suit que la force sociale qui est en lui doit être neutralisée par d'autres forces sociales qui lui fassent contrepoids. Si les groupes secondaires sont facilement tyranniques quand leur réaction n'est pas modérée par celle de l'Etat, inversement celle de l'Etat, pour rester normale, a besoin d'être modérée à son tour. Le moyen d'arriver à ce résultat, c'est qu'il y ait dans la société, en dehors de l'Etat, quoique soumis à son influence, des groupes plus restreints (territoriaux, ou professionnels, il n'importe pour l'instant) mais fortement constitués et doués d'une individualité et d'une autonomie suffisante pour pouvoir s'opposer aux empiètements du pouvoir central. Ce qui libère l'individu, ce n'est pas la suppression de tout centre régulateur, c'est leur multiplication, pourvu que ces centres multiples soient coordonnés et subordonnés les uns aux autres. »

Emile Durkheim, L'Etat et la société civile (1916)

M. Foucault - La société et la guerre

Par Le 22/03/2020

La guerre est le chiffre de la paix

« Toute organisation politique est bâtie par une histoire. Elle a ses vicissitudes et ses violences desquelles émergent les lois, l’État livre une lutte incessante contre ce qui s’oppose à lui et cherche à le détruire. Lutter pour affirmer ses valeurs ou ses choix, voilà en quoi consiste la guerre incessante qui traverse la société. La paix n’est donc que la façade derrière laquelle il nous faut lire : « le passé oublié des luttes réelles, des victoires effectives ».

Contrairement à ce que dit la théorie philosophicojuridique, le pouvoir politique ne commence pas quand cesse la guerre. L’organisation, la structure juridique du pouvoir, des États, des monarchies, des sociétés n’a pas son principe là où cesse le bruit des armes. La guerre n’est pas conjurée. D’abord, bien sûr, la guerre a présidé à la naissance des États : le droit, la paix, les lois sont nés dans le sang et la boue des batailles. Mais par là il ne faut pas entendre des batailles idéales, des rivalités telles que les imaginent les philosophes ou les juristes : il ne s’agit pas d’une sorte de sauvagerie théorique. La loi ne nait pas de la nature, auprès des sources que fréquentent les premiers bergers ; la loi nait des batailles réelles, des victoires, des massacres, des conquêtes qui ont leur date et leur héros d’horreur : la loi nait des villes incendiées, des terres ravagées ; elle nait avec les fameux innocents qui agonisent dans le jour qui se lève.

Mais cela ne veut pas dire que la société́, la loi et l’État soient comme l’armistice dans ces guerres, ou la sanction définitive des victoires. La loi n’est pas pacification, car sous la loi, la guerre continue à faire rage à l’intérieur de tous les mécanismes de pouvoir, même les plus réguliers. C’est la guerre qui est le moteur des institutions et de l’ordre : la paix, dans le moindre de ses rouages, fait sourdement la guerre. Autrement dit, il faut déchiffrer la guerre sous la paix : la guerre, c’est le chiffre même de la paix. Nous sommes donc en guerre les uns contre les autres ; un front de bataille traverse la société́ tout entière, continûment et en permanence, et c’est ce front de bataille qui place chacun de nous dans un camp ou dans un autre. Il n’y a pas de sujet neutre. On est forcément l’adversaire de quelqu’un. »

Michel Foucault, « Il faut défendre la société » Cours au Collège de France 1976

M. Stirner - L'Etat a ses propres buts

Par Le 22/03/2020

« L'Etat laisse certes autant que possible les individus jouer librement, mais à condition qu’ils n’aillent pas prendre les choses au sérieux et l’oublier. L’homme ne peut avoir de rapports insouciants avec les autres hommes, des rapports « sans surveillance ni médiation d’en haut ». Je n’ai pas le droit de réaliser tout ce que mes facultés Me permettent de faire, mais seulement ce que l’Etat autorise, Je n’ai pas le droit de mettre en valeur Mes pensées, Mon travail, et généralement rien de ce qui est à Moi.

L’Etat n’a jamais eu qu’un but : borner, lier, subordonner l’individu, l’assujettir à une quelconque généralité. Il ne dure qu’aussi longtemps que l’individu n’est pas tout dans tout ; il n’est que la marque évidente de l’étroitesse de mon Moi, ma limitation et ma servitude. Jamais un Etat n’a pour but de permettre l’activité libre de chaque individu, mais toujours une activité liée à ses buts. Aucune œuvre commune ne peut naître de lui ; [...] c’est […] la machine de l’Etat qui fait tout, puisqu’elle met en mouvement les rouages des esprits individuels, dont aucun n’obéit à sa propre impulsion.

L'Etat cherche à entraver toute activité libre par sa censure, sa surveillance et sa police et il tient pour son devoir cette répression qui est en vérité ce que lui dicte son instinct de conservation. »

Max Stirner, L'Unique et sa propriété (1845)

F. Engels - L'Etat cache les luttes sociales

Par Le 22/03/2020

« L’État n’est donc pas un pouvoir imposé du dehors à la société ; il n’est pas davantage « la réalité de l’idée morale » […] comme le prétend Hegel. Il est bien plutôt un produit de la société à un stade déterminé de son développement ; il est l’aveu que cette société s’empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s’étant scindée en oppositions inconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’« ordre » ; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’État. […]

Comme l’État est né du besoin de refréner des oppositions de classes, mais comme il est né, en même temps, au milieu du conflit de ces classes, il est, dans la règle, l’État de la classe la plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, grâce à lui, devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe opprimée. C’est ainsi que l’État antique était avant tout l’État des propriétaires d’esclaves pour mater les esclaves, comme l’État féodal fut l’organe de la noblesse pour mater les paysans serfs et corvéables, et comme l’État représentatif moderne est l’instrument de l’exploitation du travail salarié par le capital. »

Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884)