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Existence humaine et culture 1 : Nature Technique Art
La Nature
La nature peut être définie de différentes manières : elle s’oppose d’abord à la culture, en ce qu’elle est avant tout ce qui n'a pas été transformé par l'homme. Elles correspond à l'environnement, au monde des êtres vivants et des choses tel qu'il s'offre àl'homme. La culture au contraire est une transformation du monde naturel par l’homme. Ainsi, la culture s’affirme dans le développement des arts et des techniques. Mais elle est aussi ce qui s’oppose à la « sauvagerie », c’est-à-dire à la nature humaine telle qu’elle se donne avant toute éducation, avant toute transformation. La Culture est alors une transformation de soi, notamment au contact de l’autre. Nous verrons que la Culture est la façon dont l’homme en société habite le monde et tente d’y mieux vivre…
Exemples de sujets Baccalauréat
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La Culture dénature-t-elle l’homme ? Sommes-nous séparés de la nature ?
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La Culture est-elle la négation de la nature ou son accomplissement ? Respecter la nature, est-ce renoncer à la transformer ? Le projet de maîtriser la nature est-il raisonnable ?
INTRODUCTION
- Les différents sens des mots Culture et Nature
La Nature désigne ce qui est tel qu'à la naissance, ce qui n'a pas été modifié. Elle peut renvoyer au monde et à la réalité dans son ensemble, ou à l'environnement (animaux, plantes), ou encore à la définition et l'essence d'un être : ainsi la nature humaine. Elle s'oppose donc à la Culture qui désigne justement ce qui a été transformé.
Etymologiquement, la culture désigne bien sûr l’agriculture (colere en latin signifie « travailler la terre »), c’est-à-dire le fait de travailler la terre, de transformer son milieu, qui caractérise l’être humain. Par extension, la culture désigne ensuite les fruits du travail de l’homme, travail intellectuel, travail de fabrication et de création, sa technique et son art.
Lien entre la culture et le travail. Le rapport avec la culture de la terre vient en effet dans ce cas de la reconnaissance de la transformation de son milieu par l’homme : la Culture s’oppose ainsi à la Nature. C’est la grande opposition philosophique Nature/Culture qui donne son sens à nombre de problématiques philosophiques.
En effet, nous pouvons aborder la notion de Culture selon cette problématique de transformation et de modification par l’homme de son milieu, compris comme nature. Nous verrons que la technique et ses développements confèrent à l’homme un pouvoir sur cette nature. Est-elle pour autant une nature domestiquée ? Nous distinguerons l’intervention humaine sur son environnement par la technique des interventions artistiques dont l’usage semble bien différent : l’art et la technique. A travers la comparaison de ces deux manières pour l’homme de travailler le réel, il sera sans doute possible de mieux comprendre où se situe l’homme, entre nature et culture.
Où se situe en effet l’Homme entre la Nature et la Culture ? La question de la « nature humaine » est ainsi essentielle dans toute réflexion sur la culture : celle-ci implique une réflexion sur les caractéristiques nécessaires, universelles et intemporelles par lesquelles il serait (éventuellement ?) possible de définir l’être humain. En effet, l’état de nature désigne par exemple la situation d’un homme hors de la culture, c’est-à-dire hors de toute société. Mais existe-t-il des hommes naturels, ou doit-on toujours parler de culture humaine, quel qu’en soit l’expression ?
La culture se définit au sens le plus large comme l’ensemble des manières de vivre, d’agir et de penser ayant été instituées par les hommes pour organiser leur vie en commun au sein de la société. La culture est ainsi ce qui distingue les hommes des animaux, en ce qu’ils produisent leur environnement. Elle est donc une un moyen de domination de l’homme par lui-même : aussi bien au niveau individuel qu’au niveau de la société ? La culture transforme-t-elle l’Homme ?
I. La Culture permet-elle la domination de la Nature ?
Introduction
« Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » nous dit Descartes dans le Discours de la méthode, voilà ce que nous permettrait l’usage méthodique de la raison. L’homme transforme son milieu en un milieu proprement humain. L’intelligence humaine est porteuse de promesses, elle s’attache à transformer le monde, à le modifier pour son usage. Le développement des sociétés humaines va de pair avec la transformation de l’environnement. Combien reste-t-il aujourd’hui de lieux vierges de toute intervention humaine ? L’homme façonne le monde par son travail, il fait de la nature le paysage sur lequel s’inscrit son action, le fonds sur lequel la culture opère. L’activité des sociétés humaines consiste à utiliser les choses naturelles dans leur processus culturel de développement des techniques et des arts.
Ces deux pôles sont les secteurs principaux de la transformation de son environnement : elles sont des intermédiaires, des pratiques et des modes de l’inscription de l’agir humain dans le monde. Il convient de les distinguer pour tenter de saisir leur spécificité et le rapport qu’elles entretiennent avec cette réalité que nous pensons changer.
L’art et la technique : deux façons de transformer le monde naturel ?
Aux sources du concept de culture : la culture est la marque de l’humanité en tant qu’elle est un travail ou une activité humaine transformant une matière ou nature. Oublié par la nature, l’homme développe ses capacités spécifiques en domptant la nature et sa nature.
A l’origine, il n’y a pas de distinction entre l’art et les techniques. En effet, l’art désigne toute activité humaine visant à produire des objets. En ce sens, l’art s’oppose à la nature qui est l’ensemble des choses existantes sans l’intervention de l’homme. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que le terme d’art ne s’appliquera plus qu’aux Beaux-Arts avec la signification que nous lui connaissons aujourd’hui. L'art réclame donc toujours des règles : il y a des règles à observer lorsque l'on est charpentier, comme lorsque l'on est musicien, si l'on veut produire l'œuvre désirée. C'est exactement ce que veut dire le mot téchnè en grec : la technique, c'est l'ensemble des règles qu'il faut suivre pour produire un objet donné. Nous distinguerons progressivement l’art de la technique, au fil de notre enquête sur les moyens par lesquels l’homme modifie le monde, crée ou produit au moyen d’outils et en suivant les plans de son intelligence.
Selon Aristote, tout objet produit par la nature comme par l'homme, est déterminé par quatre causes : la cause matérielle (la matière dans laquelle il est fait), la cause formelle (la forme qu'on va lui donner), la cause finale (ce à quoi l'objet va servir) et la cause efficiente (l'artisan qui travaille l'objet). La technique est l'ensemble des règles permettant d'ordonner ces causes dans un art donné : une règle technique nous dit comment travailler telle matière, quelle forme lui donner, si l'on veut en faire tel objet.
Le lien entre la technique et le travail se double d’un lien entre la science et la technique. En effet, une des caractéristiques de la technique est d’être une réalisation, une production, dans laquelle nous savons ce que nous faisons. Marx souligne que « ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. » Le geste technique est un signe de l’intelligence humaine puisqu’il est effectué en vue d’un effet, de la réalisation d’une production, d’une visée.
On le voit, dans un premier sens, rien ne permet de distinguer l’art de la technique. La séparation entre ces deux pratiques est récente et a accompagné le développement d’une forme particulière de technique. Si la technique existait avant la science (l’homme préhistorique ne se souciait pas d’expliquer scientifiquement l’efficacité du propulseur), l’âge moderne a permis le couplage de ces deux disciplines : la technoscience. L’accélération du progrès technique est liée à ce couplage qui fait de la technique et des technologies un usage éclairé et rationnel (on retrouve ici la rationalisation moderne). En même temps que la technoscience se sépare des arts, désormais compris comme Beaux-Arts, elle étend son pouvoir sur la nature. Elle est porteuse de nombreux espoirs de maîtrise de la nature, de domestication des énergies, mais surtout d’émancipation de l’homme, de sa libération des tâches ingrates confiées à la technique et à l’automatisation.
Pourtant, comme le film de Charlie Chaplin « Les Temps Modernes » le montre, la technique est aussi ce qui aliène l’homme, ce qui l’enchaîne à un travail répétitif et dont il ne maîtrise plus le sens. De plus, le pouvoir que donnent les technologies ne risque-t-il pas de dépasser ceux qui l’utilisent ? C’est l’ambivalence de la promesse prométhéenne que Mary Shelley fera endosser au professeur Frankenstein…
Selon Descartes, la science doit nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature ». C’est la promesse portée par le développement de la culture en tant qu’intervention de l’homme sur la nature. Par quels moyens l’homme entend-il prendre possession de son bien ? Nous voyons que la transformation du monde est l’œuvre du processus culturel, elle passe par le travail : c’est-à-dire qu’elle est d’abord une transformation de la nature par la technique et l’art. Mais ce travail peut se révéler aliénant et représenter une malédiction pour l’homme, conformément à une conception traditionnelle de celui-ci : le travail viendrait de tripalium, un instrument de torture... Mais cette malédiction réside-t-elle dans le travail ou dans le détournement de celui-ci par des pouvoirs accaparants qui empêchent sa véritable nature émancipatrice de se réaliser ?
Le travail et la technique se définissent ainsi entre promesse et danger...
1 - Promesses et dangers du travail et de la technique
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La technique s’oppose-t-elle à la nature ? Peut-on renoncer au progrès technique ? La technique est-elle le propre de l’homme ?
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Le développement technique transforme-t-il les hommes ? Y a-t-il plus à espérer qu’à craindre de la technique ?
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Y a-t-il des limites aux interventions humaines sur le vivant ? La technique accroît-elle notre liberté ?
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La maîtrise de la technique donne-t-elle le pouvoir de contrôler les hommes ?
L’existence des techniques est liée à la situation de l’homme dans la nature. Sa fragilité le contraint à agir et à travailler pour compenser sa faiblesse originelle. La technique peut se définir comme l’ensemble des moyens inventés par l’homme pour travailler, transformer, modifier la nature. Des outils les plus simples aux machines et robots les plus complexes, le développement de la technique obéit à la loi du progrès. Il a donné naissance à notre temps. Le développement rapide des technologies caractérise en effet nos sociétés.
a) La technique permet-elle de pallier la faiblesse naturelle de l'être humain ?
La technique est le propre de l’homme, mais elle est sans doute liée à son statut précaire. En effet, toute conquête humaine est le fruit d’un travail, d’une recherche et finalement d’une lutte. La maîtrise par l’homme de son environnement n’est pas donnée d’emblée, elle s’acquiert et nécessite un travail.
En ce sens, nous pourrions dire que l'homme est exclu d'un certain équilibre naturel entre les besoins et les capacités : ses besoins sont importants, mais ses capacités naturelles sont limitées. La culture, la technique viennent compenser cette faiblesse. C'est ainsi que nous pouvons lire le mythe du Protagoras de Platon, un mythe qui concerne l'invention des techniques. La particularité de l'homme, au contraire des animaux qui disposent des capacités naturelles pour subvenir à leurs besoins, est qu'il est dépourvu des capacités nécessaires à sa survie. L'homme est exclu de l'équilibre naturel qui assure la survie et qui égalise les besoins et les capacités. C'est la technique et la ruse qui lui permettent de se rendre maître de son environnement. Pourtant ce pouvoir qui compense une infirmité est un pouvoir dangereux : la technique permet de chasser, de se protéger, mais aussi de faire la guerre…
Dans le texte de Platon, tiré du Protagoras, est rapporté le mythe de Prométhée selon lequel lors de la création l'homme aurait été oublié dans la distribution des capacités naturelles. En effet, après avoir distribué toutes les armes et forces aux animaux, les créateurs du genre humain ne trouvent plus rien à attribuer à l’homme. Ce dernier devra à Prométhée, un titan qui apprécie la race humaine, le feu dérobé aux dieux.
Cependant, cette faculté (issue d’une faiblesse) est d’emblée ambigüe. En effet, elle permet de résoudre les questions de survie et de pourvoir aux besoins naturels. Elle assure une forme de domination des hommes sur les animaux et la nature. Mais elle condamne aussi l’homme au travail, celui-ci doit inventer, fabriquer et utiliser les outils et les méthodes qu’il conçoit. L’âge d’Or mythique où la nourriture serait à portée de main et la vie sans efforts est perdu... Plus grave sans doute, la maîtrise des outils et des techniques, si elle constitue bien la possibilité même d’une société, inscrit en son cœur la division et la guerre. Ainsi, dans La République, Platon montre-t-il que la maîtrise des outils de plus en plus complexes conduit à une spécialisation puis à une division du travail, dès l’Antiquité les métiers sont spécialisés. Il y a une division en métier, en castes et bientôt en classes sociales qui disposent d’un pouvoir ou d’un prestige inégaux. Ce qui permet la vie sociale est aussi ce qui risque de la détruire. Ainsi, la maîtrise des outils et des arts du feu est-elle aussi celle de la fabrication des armes. Les outils risquent toujours d’être retournés contre les autres hommes... Il existe bien un danger lié au développement de la technique et du travail dès l’origine.
Cette faculté est ce qui caractérise l’homme comme homo faber, mais elle comprend aussi la faculté de ruse ou de raisonnement productif. En effet, le feu est symbole de l’intelligence. Par la technique, l’homme se caractérise comme producteur d’outils, comme homo faber.
Henri Bergson (1859-1941) affirme ainsi dans L’évolution créatrice : « En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer les objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d'en varier indéfiniment la fabrication ».
Cette capacité à faire des outils, même si on la retrouve chez certains animaux, est poussée à l'extrême chez les humains et surtout permet à celui-ci d'utiliser chaque objet, chaque chose dans ses opérations techniques. A tel point, que pour l'homme nous pourions dire que son corps lui-même est comme un outil. C'est ce que relevait déjà Aristote pour lequel ce ne sont pas les mains qui ont rendu l'homme intelligent, mais c'est parce qu'il est intelligent qu'il a des mains, des mains dont il se sert d'outils, "des outils à faire des outils". L'anthropologue Marcel Mauss indique ainsi dans son article de 1934, Les techniques du corps que : « Le corps est le premier et le plus naturel instrument de l’homme. Ou plus exactement, sans parler d’instrument, le premier et le plus naturel objet technique, et en même temps moyen technique, de l’homme, c’est son corps. » En effet, l’usage utile du corps, les disciplines corporelles, forment des techniques à part entière. Il en va de même de techniques qui mettent en jeu les relations humaines, la parole et la rhétorique plutôt qu’un ensemble d’outils.
La technique nous oblige à souligner le lien entre l'usage des outils et la raison. La maîtrise de l'outil essentielle à l'hommme doit être guidée par la raison pour lui être réellement profitable. La promesse de maîtrise de la Nature que portent les techniques ne peut être tenue que pas un usage rationnel de celles-ci et par le développement des sciences capables d'orienter la technique. Si selon Descartes, la technique et la science peuvent "nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature" (Discours de la méthode), c'est grâce à leur développement conjoint. Le progrès technique et le développement des connaissances humaines est plein d’une promesse de domination de la nature et d’émancipation des nécessités naturelles. Menée avec méthode, la connaissance donne la maîtrise. Descartes inverse la proposition habituelle qui explique la maîtrise des artisans par leur connaissance de la nature, il propose de connaître la nature comme on apprend les métiers.
Descartes formule la croyance moderne dans le progrès des connaissances et des techniques. D’abord, il lie explicitement la technique et la science (complexe de la technoscience à l’origine de notre culture moderne) et conditionne la première au développement de la seconde (cela n’a pas toujours été le cas, comme il le souligne lui-même). C’est ce couplage qui oriente tout progrès vers la maîtrise de la nature extérieure, sa domestication à notre usage, sa transformation. Mais, Descartes montre ici qu’un nouvel objet apparaît à l’horizon du XVIIème siècle : l’objet humain, la vie prise dans son acception humaine. Le progrès est utile à l’homme dans ses artifices, mais aussi en ce qui concerne sa santé. Descartes voit dans les progrès de la médecine le paradigme du développement d’une technique rationnelle.
Voilà les deux promesses du progrès technique clairement exprimées (on en entend aujourd’hui encore l’écho) : celle d’une maîtrise de la nature et celle d’une amélioration de l’homme.
Est donc technique tout ce qui transforme la nature en vue d’une utilité quelconque, au moyen d’outils ou d’une discipline. La finalité de la technique est une finalité pratique, elle permet à l’homme d’agir sur le monde par son travail. Elle pallie à son absence d’aptitude naturelle par l’invention culturelle.
La technique n’est porteuse de promesse de progrès que si elle est guidée par la Raison et ne sert qu’à assurer le bien-être de l’homme. Pourtant, elle est porteuse de lourdes menaces, non seulement sur la nature, mais aussi sur l’homme.
b) Le progrès technique me donne-t-il tous les pouvoirs ?
Il reste peu de paysages qui n’aient été transformés par l’action de l’homme, l’accélération des techniques modernes et l’industrialisation ont permis un développement sans précédent des sociétés humaines. Chaque ressource est exploitée afin d’augmenter les capacités de production et de transformation. La technique permet cette croissance économique qui est le moteur de notre civilisation. Comme le soulignera Hannah Arendt, aujourd’hui la puissance de la technique est telle que l'homme "fait" la Nature, qu’on ne peut plus parler de nature sans parler de l’action de l’homme sur celle-ci. C'est la thématique de l'Anthropocène. Par cette action, l’homme donc transforme et modèle son environnement. Il en révèle les potentialités, les ressources, en même temps qu’il se réalise lui-même dans son travail.
Le travail est à la fois la réalisation des potentialités de la nature et celles de l’homme. Il consiste en la transformation de la matière à l’usage des hommes, transformation du monde naturel en monde culturel. Cette transformation permet à l’homme de développer ses potentialités et de se réaliser. Il est ainsi un moyen d’émancipation de l’homme, vis-à-vis des nécessités naturelles et vis-à-vis de sa propre nature animale. Qu’est-ce qui distingue l’œuvre d’art ou l’ouvrage technique de l’œuvre naturelle ? Qu’est-ce qui distingue une réalisation des animaux d’une réalisation humaine ?
Comme le montre Karl Marx dans Le Capital (1867), le travail et la technique permettent la réalisation d'un projet, d'une finalité humaine. En ce sens, ils sont des moyens d'émancipation à l'égard des nécessités naturelles et de réalisation de soi dans son ouvrage, les moyens d'une véritable production de la liberté humaine. Le travail est comme réalisation d'un projet, ce qui distingue l'homme de l'animal. La création technique ou artistique est un pouvoir de transformation, guidé par la raison et l’intelligence humaine.
Les pouvoirs que confèrent la technique et le travail sont tels qu’ils semblent permettre de découvrir la vérité de la nature et de l’homme, de les mettre à jour comme des puissances et des ressources capables de modifier l’histoire et le monde vivant. Mais le travail permet aussi de rendre réelle, concrète, la liberté humaine. La liberté n’est plus alors seulement dans l’imagination du travailleur, mais devient son œuvre, sa réalisation. C’est pour cela qu’il est à la fois la réalisation des potentialités du monde naturel et celle de l’homme.
Réalisation d’une finalité humaine dans la nature, la technique et le travail semblent bien nous donner tous les pouvoirs pour transformer le monde et l’utiliser au développement et au progrès de nos sociétés. Ils constituent le propre de l’homme et une promesse de libération de celui-ci des nécessités naturelles.
Pourtant, Marx montrera que dans le monde capitaliste, ces fruits du travail sont détournés et confisqués par ceux qui possèdent les moyens de production. La plus-value créée par le travail est captée par le Capital et sa production est enlevée au travailleur. Celui-ci vit alors son travail comme une aliénation.
Mais la médiation des outils et de la technique nous donne-t-elle tous les pouvoirs sur le monde qui nous environne ?
Depuis le XIXe siècle, il est devenu difficile de conserver l’optimisme rationaliste de Descartes. Que les techniques viennent satisfaire les besoins des hommes, ou leur désir, n’est pas contestable. Mais l’évolution même des désirs et des besoins est orientée par l’évolution de la technologie, la technique suscite les besoins qu’elle comble ! La technique change notre rapport au monde. Hannah Arendt (1906-1975) montre comment cette société du travail aliénant, de la technologie envahissante, de la consommation effrénée et des divertissements, empêche une authentique pensée, un réel engagement dans la vie en commun. La technique, si elle favorise un progrès et une croissance séduisants et porteurs d’espoir, modifie néanmoins le cours naturel des choses et il est sans doute nécessaire de prendre la mesure des risques qu’elle fait peser sur la nature et l’homme.
Pour le moment, nous nous focaliserons sur le pouvoir que donnent les techniques sur la nature et sur le monde qui nous entoure. Il est en effet évident que ce pouvoir de transformation qui est le propre de l’homme peut avoir des effets néfastes. Tant que les techniques n’étaient pas suffisamment puissantes pour provoquer des changements majeurs dans l’équilibre de la nature, la question de la responsabilité humaine ne se posait pas. Mais, il faut bien reconnaître aujourd’hui que le progrès technologique s’est accompagné d’un progrès de la capacité de nuisance.
C’est ce qu’un philosophe allemand, Hans Jonas (1903-1993), dont Le principe responsabilité qui deviendra une référence pour la bioéthique, relève en 1979 et il en tire les conséquences en termes de responsabilité et de précaution. En effet, à la suite de Heidegger dont il a été le disciple, Hans Jonas pense que la technique est plus qu’un simple instrument dans les mains de l’homme. Elle engage selon lui une vision du monde, qui si elle affirme la neutralité du rapport entre la technique et la nature, justement ne prend pas en compte ses potentialités destructrices pour la nature et pour lui-même. Il relève ainsi une double inquiétude : par son exploitation effrénée de la nature, la technique risque de détruire les équilibres naturels ; de plus la science impose un système de valeurs dévalorisant la nature, celle-ci est sans droit car seul l’homme confère de la valeur aux choses.
L’objectif de Jonas est de restaurer une valeur à la nature sans l’opposer à celle de l’homme mais au contraire de montrer que l’homme en tire sa valeur. C’est pourquoi il en appelle au Principe Responsabilité, un impératif catégorique à la manière de Kant, qui pose l’exigence d’une bioéthique renouvelée. Il s’agit de déterminer les pouvoirs que nous pouvons exercer et les risques encourus. Ce principe est sans doute à l’origine du principe de précaution tel qu’on le trouve dans le droit français. Cependant il a dû faire face à un certain nombre de critiques qui soulignent notamment le danger d’immobilisme lié au pessimisme méthodique proposé par Jonas (si une technologie peut conduire à une catastrophe, il faut l’interdire par précaution), mais aussi à la question de l’autoritarisme qui est induit par cette conception. Qui décide en effet des dangers potentiels et surtout quel pouvoir fait respecter la décision prise ?
Principe-Responsabilité (Hans Jonas) : le principe responsabilité d’Hans Jonas peut se définir comme un impératif catégorique qui s’impose devant l’avancée de la technoscience : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre » ; « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d'une telle vie. ».
On le voit, ce principe est à l’origine de nombreuses critiques actuelles à l’égard des technologies. Ainsi, l’écologie constitue une mise en œuvre de cette bioéthique. Il est question de valoriser un autre usage des techniques, plus respectueux de l’environnement. En effet, le monde ne peut se réduire à son usage technique. La toute-puissance de la technologie requiert une nouvelle éthique.
Ainsi la technique et le travail ne donnent-ils pas tous les pouvoirs à l’homme. En effet, s’ils lui permettent de transformer la nature et la nature humaine, ce n’est pas sans lui faire courir un danger inédit. Il s’agit donc de limiter les prétentions des technosciences en établissant des règles éthiques. C’est ainsi que le principe responsabilité devient un principe de précaution capable de nous guider dans l’usage des technologies.
Il peut servir, nous l’avons vu, dans le cadre des transformations par l’homme de son environnement et est alors censé préserver la nature des atteintes les plus graves à son équilibre ou sa préservation. Mais, nous comprenons qu’il doit aussi guider les transformations physiques ou génétiques que l’homme peut s’infliger à lui-même. C’est le débat sur les biotechnologies et les modifications génétiques de la nature de l’homme qui s’ouvre ici. Ainsi, les récentes découvertes génétiques, le travail sur les embryons humains ou le clonage nécessitent-ils d’être régulés et encadrés par des lois qui obéissent aux grands principes de la responsabilité, de la précaution : c’est ce que l’on entend par les lois bioéthiques.
Il s’agit d’un danger double ici : celui pour la Nature tel que l’a compris par exemple Hannah Arendt : l’homme aujourd’hui fait la nature et en devient donc comptable. Mais aussi un danger pour l’homme qui semble aliéné dans son monde même... Il peut modifier son propre patrimoine génétique, sa propre nature. Est-ce souhaitable et peut-on réguler ces modifications ? Nous nous retrouvons face à un problème engendré par l’ambition prométhéenne de l’homme : égaler Dieu, créer la vie, créer la nature et le monde à son image... C’est donc aujourd’hui aux limites de la maîtrise technique de la nature que nous sommes confrontés et à ses enjeux éthiques, moraux...
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Pourtant, cette menace sur la nature et sur l’homme n’est pas la seule menace que comporte la domination de la perspective technique sur le vivant. En effet, elle se double d’une modification du rapport même que l’homme entretient avec le monde. L’approche technique est, nous l’avons vu, porteuse d’un réductionnisme utilitariste qui entame non seulement la nature physique du monde, mais aussi sa nature symbolique ou son sens authentique pour l’homme.
Par exemple, selon Martin Heidegger, en stockant l’énergie qu’elle tire du Rhin, la centrale hydraulique détourne le fleuve de son authenticité, elle le dévie et le canalise pour l’adapter à ses besoins. Dans Qu'est-ce que la technique, Heidegger entend montrer que la technique n'est pas pour l'homme un simple moyen, elle devient sa manière de comprendre le monde. La technique réduit le monde à son usage, à son utilité ! La nature est mise au service des besoins humains et celui-ci semble alors détenir tous les pouvoirs, mais c’est au prix de la perte de ce qui faisait la valeur de la nature (valeur artistique ou poétique par exemple).
De plus, la société elle-même est détournée de son authentique fonctionnement pour favoriser une société de consommation, une société technique qui mobilise finalement les êtres et les énergies. Le véritable danger lié à la technique n’est plus celui auquel répond le Principe responsabilité, celui d’une explosion nucléaire ou d’un désastre apocalyptique (bien que ce risque ne soit pas à écarter), mais le risque est dès maintenant que la technique devienne le seul mode de pensée, le seul rapport au monde de l’homme. La technique réduit chaque chose à son usage et utilité pour l’homme. Elle fait de la nature le lieu d’une production et d’une exploitation de ressources qui n’attendent que l’homme pour être exploitées, accumulées et canalisées. Elle prétend constituer la seule vérité, la seule valeur de la nature, et par conséquent de la nature humaine, réduite à une force de production. Ainsi, nous devons faire le constat d’un appauvrissement du sens de notre rapport au monde lié au développement du pouvoir que donne la technique. La technique est devenue autre chose que la simple maîtrise de la nature, elle est devenue la façon dont l’homme comprend le monde et se comprend lui-même. Il est au service de la technique !
Peut-on réduire l’homme et la société à cette technique ? La démocratie se réduit-elle à la technocratie ? La technique apparaît finalement notamment aux penseurs de l’école de Francfort comme une idéologie. Cette technoscience met-elle en péril la vie authentiquement humaine, met-elle en péril la démocratie ? Nous sommes passés d’une mise en péril de l’intégrité physique de l’humanité, à celle de son intégrité symbolique et collective. Les sciences mettent en cause le rapport de l’homme au monde et son rapport à lui-même.
c) Le travail et la technique libèrent-ils l’homme ?
Les promesses de la technique et du travail telles que nous les avons abordées sont celle d’une libération de l’homme des nécessités naturelles. L’homme veut échapper aux aléas de la vie naturelle et organiser un monde humain dans lequel il ne dépende plus des saisons et des accidents naturels. Le rêve porté par la technique est celui d’une société libérée de la faim et des besoins naturels, des nécessités de la vie animale. Nous pouvons néanmoins remarquer déjà que, contrairement à ce que l’on imagine en général, la société technique n’est pas nécessairement plus à même de se libérer de ces besoins fondamentaux. Nous savons que la satisfaction de ces besoins est fonction d’une politique économique et sociale plus que d’une organisation technique. Ainsi, les ethnologues ont-ils remarqué que les sociétés non-techniques, les sociétés traditionnelles où l’on pratiquait la chasse et la pêche n’étaient pas des sociétés de pénurie, mais bien des sociétés d’abondance dans lesquelles la part consacrée à la satisfaction des besoins naturels (nourriture ou autre) était bien moins importante que celle consacrée aujourd’hui au travail. De plus, la société technique étant basée sur des impératifs de croissance économique soutenus notamment par la consommation, elle suscite de nouveaux désirs et embarque finalement chacun dans une quête infinie de nouveaux désirs à satisfaire.
Par ailleurs, la promesse d’une émancipation de l’homme par l’aménagement d’un monde qui ne lui soit plus hostile, par un travail qui lui permette de se réaliser pleinement semble elle aussi être déçue. Au contraire, l’emprise de la technique sur nos sociétés conduit l’homme à n’être plus qu’un moyen au service de la technique.
Dans la Métaphysique des Mœurs, Kant formule une nouvelle fois l’impératif catégorique qui fonde la morale : « Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen ». Ne pourrait-on pas appliquer cet impératif à toute forme de vie ? Refuser de réduire la vie à la seule utilité, à n’être que moyen de notre pouvoir technique : c’est en grande partie le sens du Principe Responsabilité tel que nous le rencontrons chez Jonas. Mais, ce premier risque de réduction se redouble du risque d’une réduction de l’homme lui-même à l’état de seul moyen (contradictoire donc à l’impératif kantien) : l’homme au service de la technique et non plus l’inverse.
Loin des promesses de libération de l’homme des nécessités naturelles, le travail apparaît confisqué par des forces sociales, par des impératifs politiques ou économiques qui s’imposent à l’individu. Le travail n’est-il pas plutôt un outil d’asservissement de l’homme par l’homme ?
Nous pouvons ainsi souligner l’importance dans le critique marxiste du capitalisme de l’idée d’une aliénation de l’homme par le travail. Selon cette critique, la travail et la technique dans la société moderne ne remplissent pas leur fonction émancipatrice.
Dans ses Manuscrits de 1844, Marx analyse le fonctionnement du capitalisme. Il montre que le travail qui devrait libérer l’homme, lui permettre de se réaliser et de s’accomplir dans la réalisation d’un œuvre, devient le lieu d’une aliénation essentielle : le travail devient étranger au travailleur, il ne s'y réalise plus. Cette aliénation s'accompagne dans l'économie capitaliste d'une exploitation qui est selon Marx une atteinte à la dignité des travailleurs et une confiscation de la valeur qu'ils produisent par leur travail. Ce détournement de la valeur du travail au profit de l’enrichissement est ce qui mine toute volonté d’égalité et de justice. Il y a donc une confiscation économique des fruits du travail par la classe des possédants, au détriment des travailleurs, mais aussi une confiscation politique des règles de vie en commun, de l’organisation politique et sociale.
Nous verrons que cette inégalité qui naît par la mise en œuvre des techniques, se retrouve dédoublée par l’influence de ce monde économique et technicien sur l’organisation sociale.
Comme nous pouvons déjà le voir dans la République de Platon, la société nécessite le travail et l’usage de techniques. L’assemblée des hommes pour faire face à leurs besoins conduit d’abord à une diversification des métiers (la diversité des besoins entraîne la diversité des métiers), puis à une spécialisation de chaque métier (pour en posséder la maîtrise, pour y consacrer suffisamment de temps. Nous avons donc à nouveau affaire à une division qui naît du travail et de la technique, nous étudierons plus précisément ces forces de division qui agissent dans la société dans la suite du cours.
On le voit, le travail et la technique agissent sur l’homme et sur l’organisation de la société elle-même. En créant de nouvelles fractures, qui sont comme l’écho de la scission entre l’homme et la nature, la technique semble bien faire peser un nouveau risque sur l’homme : celui d’une hiérarchisation, d’une inégalité des conditions et finalement d’un régime politique qui ne vise plus au bien-être des citoyens, mais à l’optimisation de l’efficacité technique. Ainsi les penseurs de l’école de Francfort montreront-ils que la technique devient un mode de gestion des sociétés humaines, un guide pour les gouvernements. Le progrès technique ne conduit-il pas alors à un gouvernement par la technique qui contreviendrait aux objectifs de justice et de démocratie ?
C’est ainsi que le philosophe allemand Jürgen Habermas (1929-), dans La Technique et la Science comme « idéologie », dénonce en 1968 une institutionnalisation du progrès scientifique et technique. Les sciences et les techniques investissent la société et transforment les institutions. Science et technique sont alors des instruments de domination de l’homme par l’homme et ce d’autant plus, à une époque où l’information, qui est au fondement de la démocratie, est elle-même devenue un produit de la technique. On assiste à une forme inavouée de domination politique par la rationalité technique. C’est la thèse d’Herbert Marcuse (1898-1979), membre lui aussi de l’Ecole de Francfort, et qui inspirera la conception d’Habermas. L’homme et la société sont en effet réduits à n’être que des rouages de l’appareil technologique. Il y a un risque pour la démocratie : la technocratie.
Réduction utilitariste et techniciste qui met en péril la décision démocratique. L’homme ne doit pas être un simple moyen au service de la technique et l’orientation pratique des sociétés ne doit pas suivre simplement les impératifs économiques et techniques.
De même, les défis posés par le développement des techniques et leur emprise sur la société, nous obligent à inventer de nouvelles pratiques démocratiques dans l’espace public (pratiques du débat, de l’enquête et de la consultation des citoyens concernés) pour répondre aux dangers d’un gouvernement par la technique. Mais il est aussi important de ressaisir les promesses de la technique dans une culture plus large qui fasse une place non seulement à la production et à l’utilité, mais aussi à la création et à l’art.
Conclusion
Quelle peut être la solution selon ces penseurs de l’Ecole de Francfort ? Ils nous invitent à repenser la technologie et la science afin de ne plus prendre la nature ou l’homme pour objet, mais pour partenaires : il s’agit donc de proposer des principes qui permettraient de respecter la nature et non de l’épuiser, de même de fonder des principes de débat et de consensus entre les hommes afin d’échapper à la raison technique pour entrer dans ce qu’Habermas nomme la « raison communicationnelle ». Il nous suffit de prendre l’exemple, d’une part du Principe Responsabilité de Jonas, et, d’autre part, d’envisager l’impératif démocratique de débats, l’éthique du dialogue et de la participation citoyenne à la prise de décision pour comprendre ce que l’on peut vouloir dire par là !
Cette nécessité d’une raison dialogique qui puisse guider l’inventivité technique ne peut être effective que si l’on permet à chacun de s’informer librement et pleinement, et à tous de participer à l’échange. Ce n’est qu’à cette condition que, selon les mots du philosophe John Dewey, les individus pourront se constituer en Public. Il s’agit aussi de constituer un espace public : espace d’expériences et de débats. Habermas, quant à lui, a construit une éthique de la discussion qui est aussi une théorie de l’activité de la communication. La raison pratique et communicationnelle répond d’un ensemble de pratiques dans lesquelles le citoyen devient acteur des délibérations.
Il s’agit donc d’inventer des techniques de gestion du risque technologique, mais des techniques démocratiques, des pratiques de dialogue et d’information citoyennes. Le nouvel impératif qui s’impose à celui qui veut dépasser les apories du monde technologique est donc démocratique. Pour ne pas réduire l’homme à n’être qu’un moyen pour la technologie, il s’agit de lui rendre la parole. Ainsi, il sera possible de reprendre le contrôle de l’avancée technologique, de comprendre le progrès technique autrement que comme domination de la nature et des hommes. C’est ce qui permet seulement d’ajouter à notre rapport au monde « un supplément d’âme », c’est-à-dire un caractère moral. Un rapport juste au monde ne peut donc se construire que par le dépassement de la simple perspective technique !
Nous abordons donc ici une autre dimension du monde culturel. En effet, la culture peut aussi être comprise comme ce qui fait une place aux exigences esthétiques, mais aussi aux exigences éthiques. C’est une culture qui englobe dans son système symbolique diverses expressions de notre rapport au monde et qui refuse de se limiter à un seul d’entre eux. Ainsi, on pourrait opposer une culture « technophobe » à l’empire de la technique et de la rationalité. Pourtant, on peut considérer que cette approche serait aussi une erreur. En effet, la culture est ce qui permet, nous l’avons vu, de définir la spécificité humaine. Cette spécificité est effectivement celle d’un être de raison, sensible à la dimension artistique des choses, comme à la valeur morale qu’il leur confère. Pourtant cet être de raison est aussi celui dont la caractéristique est celle d’être un homo faber, un utilisateur et un producteur d’outils, un être technique. Selon Gilbert Simondon (1924-1989), on peut considérer que cette vision défensive de la culture face à la technoscience est une erreur liée à l’incompréhension de ce qu’il nomme le Mode d’existence de l’objet technique. Il est important, selon lui, de comprendre que la technique est un mode d’être-au-monde de l’homme, comme le sont les sciences, la morale ou la religion. C’est-à-dire que la technique est aussi porteuse de sens pour l’homme, elle constitue aussi un rapport fructueux avec notre environnement et en dévoile une part des richesses et de la vérité aussi valable que les autres.
Pourtant, si la technique fait partie de la culture au même titre que les autres dimensions de notre rapport au monde, il demeure essentiel de contenir les prétentions hégémoniques des technologies et d’inventer des dispositifs démocratiques de contrôle de l’innovation technique. Ne serait-ce que par la puissance de transformation et de destruction qu’elle nous donne, la technique n’est pas innocente. La technique, quand elle devient une fin en soi, présente de nombreux dangers. Il faut inventer face à elle de nouvelles valeurs et de nouvelles pratiques démocratiques. Limiter l’emprise de la technique. Mais ne peut-on repenser la place de la technique dans la société et la réintégrer dans un processus culturel d’ensemble ?
Pour penser à nouveaux frais la technique, il faut comme nous l'indique SImondon, rompre avec la technophobie. Il faut redonner sa véritable place à la technique dans la société et dans la nature : celle de médiateur. Il faut réintégrer la technique dans la culture et non l’opposer à la culture authentique. Il faut la repenser comme moyen, comme augmentation du pouvoir de l’homme. Ce pouvoir est un pouvoir de création que nous retrouvons aujourd'hui limité au domaine artistique. La technique peut apparaître comme moyen de création, comme médiateur entre la nature et la culture, entre l’homme et son environnement.
2 – Quelle place pour l’art dans la culture ?
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L’art exige-t-il une maîtrise technique ? L’art répond-il à un besoin ? L’art est-il moins nécessaire que la science ?
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L’art est-il un moyen d’accéder à la vérité ? Reconnaît-on l’artiste à son savoir-faire ? L’art nous réconcilie-t-il avec le monde ?
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L’art est-il inutile ? L’humanité peut-elle se passer de l’art ? L’art peut-il se passer de la référence au beau ? L’art n’est-il qu’un jeu ?
Si la technique fait partie de la culture, elle le fait bien selon un mode qui diffère désormais de l’œuvre d’art. Si l’art et la technique transforment elles-deux le monde naturel, la matière, et lui impriment la marque de la créativité humaine, n’est-ce pas cependant selon des finalités qui divergent ?
Pourtant, l’art ne peut se penser non plus sans les techniques qui l’alimentent et lui permettent de réaliser des œuvres d’art. Comment penser le rapport entre ces deux agir humains ? Pour redonner sa place à la technique, il faut la penser à partir de l’idée de création et d’expérience… C’est ce que nous tenterons de faire en étudiant la question de l’œuvre d’art…
Il convient d’abord pour nous de revenir à cette distinction récente entre le travail de l’artisan et celui de l’artiste, entre les techniques et l’art.
Les techniques telles que nous les avons définies sont déterminées et orientées par l’usage auquel on destine l’objet produit, réalisé. La visée utilitaire dirige l’acte de production, elle détermine nous l’avons vu avec Aristote, la forme que l’on donne à une matière en vue de réaliser une finalité et par le moyen du savoir-faire de l’artisan, ou de la force de travail de l’ouvrier.
L’artiste, quant à lui, s’il vise bien à produire des objets artificiels, ne semble pas viser à l’utilité. Il y a une parenté entre ce qui est artisanal et ce qui est artistique, mais l’objet d’art échappe aux déterminations utilitaristes. Il s’agit bien de la production d’objets dont la valeur n’est pas déterminée par une valeur d’usage, mais par la valeur esthétique. L’art apparaît essentiellement comme gratuit.
La technique ne s’accomplissant pleinement que dans les fins utiles qu’elle poursuit, elle peut être l’objet d’un réglage toujours plus précis et ouvrir finalement la voie à la production mécanique des machines. Un tel accomplissement se paie de l’appauvrissement de notre relation aux choses.
L’art, au contraire, n’est pas prisonnier de cette recherche utilitaire ; il s’ouvre sur l’infinité des possibles, ce qui lui interdit en retour de se réfugier dans des règles préétablies de production. L’art invite au détachement et ce détachement rend possible une perception élargie et approfondie du réel. La vision du monde de l'artiste n'est pas utilitaire, elle est gratuite – ou encore, désintéressée – et, en tant que telle, elle accueille en elle toute la richesse du réel, sans se restreindre à ce qui est utile.
a) L’Art se contente-t-il d’imiter la nature et de représenter le réel ?
Mais alors, de quelle manière l’art peut-il accueillir d’autres richesses, une autre vision du monde ? Comment l’art, à l’instar de la technique, transforme-t-il le monde ?
L’art, comme transformation du monde naturel, agit sur la matière en vue d’une fin qu’il s’agira de déterminer. En effet, alors que Platon détermine la fonction de l’art et sa manière dans l’imitation de la nature, nous avons vu que cette imitation en réalité transforme, ou pour le moins transpose le monde naturel dans une autre dimension, le traduit dans le marbre ou en poésie. En s’éloignant de la vérité, en imitant un monde qui n’est déjà que le reflet du monde idéal, l’art se disqualifie-t-il aux yeux du philosophe toujours préoccupé de vérité ? Il semble bien que le rôle d’imitation se complète d’une recréation, voire d’une création libre. En effet, les œuvres d’art ne sont jamais de simples reproductions, elles se perdraient d’ailleurs dans l’identité ou la copie, mais l’expression des libertés prises par l’artistes à l’égard du modèle, ou à l’égard des représentations courantes. En ce sens, on peut comprendre l’art comme la réalisation d’une visée, mais d’une visée différente de celle à l’œuvre dans le domaine des techniques. Si l’art apparaît d’abord comme inutile, c’est qu’il échappe à cette utilité première de l’outil technique : il ne vise pas à produire quelque chose de consommable ou à assurer une maîtrise et une domination de la nature... Il vise sans doute à autre chose.
Si l’artiste vise à réaliser une belle œuvre, une œuvre unique et harmonieuse, c’est qu’il utilise la création pour exprimer sa liberté fondamentale. Telle est la thèse de Hegel : alors que les objets techniques sont tous au service de la survie, c'est-à-dire en dernière analyse des besoins du corps, seul l'art a une fin purement spirituelle. Il récuse ainsi la thèse platonicienne selon laquelle l’art est avant tout imitation : si l’art n’était qu’imitation, nous préfèrerions le réel au représenté, la nature à l’art. L’art serait vain. Pourtant, l’art existe et il est regardé comme une chose essentielle pour l’homme.
Il ne faut donc pas dire que les œuvres d'art « ne servent à rien » ; certes, elles n'ont aucune utilité pour la survie, mais leur finalité est différente : elles attestent que l'existence humaine ne se réduit à la vie biologique, parce que l'homme a également des besoins purement spirituels.
Ainsi, G.W.F. Hegel dans son Esthétique nous montre que le plaisir et l’intérêt que nous portons au tableau ne vient pas de la simple imitation de la nature, mais d’une transformation des apparences naturelles par l’esprit, par l’idéalité. L’esprit transfigure le phénomène en le représentant selon les formes qui lui sont propres. Dans le tableau en effet, ce n'est pas la nature que je contemple, mais l'esprit humain : l'art est le moyen par lequel la conscience devient conscience de soi, c'est-à-dire la façon par laquelle l'esprit s'approprie la nature et l'humanise. C'est donc parce que nous nous y contemplons nous-mêmes que l'art nous intéresse.
Le Voyageur contemplant une mer de nuages Le Désespéré
Caspar David Friedrich (1817) Gustave Courbet (1843)
L’art sert donc bien à quelque chose selon Hegel, il set à imprimer dans le réel la marque de l’Esprit, du destin spirituel de l’homme. Il n’imite pas la nature, mais la transforme à l’image de l’homme et de l’esprit, ou encore il exprime ce qui en elle est spirituel.
L’art ne se contente donc pas de représenter la Réel, il le transforme et le transfigure. La représentation artistique est une création de l’esprit qui transpose les apparences et leur donne un nouveau sens. Ainsi, il révèle une vérité qui échappait par au sens commun. La création à l’œuvre dans l’art dévoile une nouvelle dimension du monde que nous habitons.
Cette dimension peut-on l’appeler Beauté ?
On le voit, pour Hegel, l’art est une réalisation de l’esprit. Le Beau artistique est supérieur au Beau naturel selon Hegel, car il manifeste l’esprit. Mais cette beauté de l’œuvre d’art est-elle universellement admise ?
Une difficulté apparaît cependant quand nous tentons de préciser cette idée du Beau. En effet, le Beau semble bien être relatif. Le jugement esthétique est un jugement personnel, individuel et singulier. Comment peut-il être partagé ? Le Beau semble échapper à toute détermination universelle, d’ailleurs il n’est qu’à comparer les conceptions de la beauté en fonction des cultures pour s’apercevoir qu’elle varie grandement. Cependant, nous devons aussi constater que des œuvres produites dans d’autres cultures, dans d’autres contextes (contextes qui ne sont d’ailleurs pas toujours des contextes artistiques : œuvre religieuse ou cultuelle, œuvre décorative ou utilitaire parfois), nous touchent et que l’on doit bien en référer à une idée partagée. C’est le paradoxe du jugement de goût tel que Kant l’abordera dans sa Critique de la faculté de juger. En effet, le jugement esthétique s’il est bien subjectif, comprend en lui-même une prétention à l’universalité.
Mais, cette prétention à l’universalité ne peut s’appuyer sur aucun raisonnement, sur aucun concept nous dit Kant. En effet, nous ne pouvons expliquer en quoi une œuvre nous paraît belle. Nous nous trouvons donc devant deux paradoxes : le jugement de goût est subjectif, mais prétend à être partagé ; il prétend à l’être sans pouvoir le fonder sur un raisonnement, sur des arguments objectifs. Enfin, ce plaisir éprouvé devant l’objet d’art se révèle surtout un plaisir particulier en ce qu’il n’est pas lié à la satisfaction d’un désir, ou à celle d’un besoin, il correspond à un plaisir désintéressé. Cet ensemble de paradoxes qui déterminent l’œuvre d’art vient de ce qu’elle réconcilie les dimensions intelligible et sensible dans le sujet lui-même, elle favorise le libre jeu des facultés (libre accord de l’intelligible et du sensible).
En résumé, l’œuvre d’art présente des caractères opposés à ceux de l’objet technique : elle ne vise pas à l’utilité, elle est désintéressée, elle ne vise pas à la domination. Elle ne peut se résumer à la simple imitation, mais finalement constitue ce que l’on pourrait nommer une tentative de dialogue, d’accord entre l’intelligible et le sensible et sans doute entre la nature et la culture…
b) L’artiste peut-il se passer de la technique ?
On pourrait donc avancer au terme de cette première approche que l’art n’est pas une question de technique, ni de travail, mais bien une production de génie. La production inspirée d’un artiste qui exprime son individualité et sa spiritualité dans son art. Bien sûr, l’art nécessite un savoir-faire, mais un savoir-faire autre que celui de la technique, un savoir-faire désintéressé. Il s’agit, nous l’avons vu, de réaliser une belle œuvre et l’art ce sont avant tout les Beaux-Arts.
On distingue donc l’art de la technique par sa finalité : produire le beau d’un côté, réaliser une belle œuvre de l’autre ; produire quelque chose d’utile ou réaliser une œuvre désintéressée... Mais on peut ajouter à cette différence de finalité, une différence essentielle.
En effet, pour Heidegger dans L'Origine de l'oeuvre d'art, l’attitude artistique rompt avec l’approche utilitariste et technique en ce que l’on a d’un côté une pensée contemplative, méditante et désintéressée, de l’autre une pensée calculatrice et utilitaire qui veut asservir la nature et le monde à l’homme. L’art, au contraire de la vision utilitariste des productions humaines, ne cache pas la matière derrière son usage, ne recouvre pas le sens de cette matière par son utilité pour l’homme. En effet, l’artiste qui utilise du bois ou du marbre, va mettre en avant cette matière en même temps qu’il la travaille. L’œuvre d’art ne cache pas le matériau dans lequel elle est faite, elle le révèle ou en révèle les possibilités. Elle se met à l’écoute de son matériau et veut révéler dans la nature qu’elle prend comme modèle ou comme matière, un sens qui déborde celui de son utilité pour l’homme, un sens qui préexiste à l’appropriation par l’homme de ces ressources...
Pourtant, la création artistique ne peut se faire sans technique. C’est par la création libre que s’établit ce dialogue et cette création est transformation de la matière, de la nature qui met en jeu des techniques. Il paraît difficile de faire la part dans l’art entre ce qui provient du travail de l’artiste, de sa technique (technique qui est aussi le fruit d’un apprentissage), de ce qui vient de son génie propre, de l’idée artistique désintéressée…
Sans doute, cette vision qui limite l’art à la production de la Beauté et de l’harmonie est-elle par trop idéaliste !
Nous tenterons pour notre part de dépasser cette opposition en remarquant que l’art a besoin de technique, nous le constatons dans les Beaux-Arts qui s’enseignent. Les artistes se transmettent un savoir-faire technique. Ce qui nous apparaîtra c’est que l’art utilise les ressources de la technique, utilise les capacités de l’être humain à produire, pour modifier le monde, pour produire des œuvres, mais surtout pour créer... C’est ainsi par l’idée de création que nous tenterons de mieux comprendre les rapports entre technique et art, peut-être en donnant un nouveau sens à la technique que son sens habituel de production utilitaire et de volonté de domination... L’art pourrait alors constituer une forme de technique plus authentique.
En effet, si l’on met l’accent sur le dialogue et la rencontre entre la visée artistique et un matériau, une matière, il faut bien constater l’entrelacement de ces déterminations. Ce qui unit donc la visée artistique et l’œuvre d’art concrète, c’est bien une forme de technique : l’art met la technique au service de la Création (nous rejoignons ici le sens de la technique selon Simondon, qui est celle d’une médiation ente l’homme et la nature). Par l’idée de création artistique, nous faisons le lien entre l’art et la technique !
L’art serait-il un détournement des moyens de la technique au profit d’une création libre ? Nous pouvons ainsi interpréter ce que Michel de Certeau dans L'invention du quotidien, désigne comme la « perruque » : l’utilisation des outils et des techniques de travail pour produire des artefacts artistiques, pour créer…
En ce sens, nous pouvons dire que l’art donne un nouveau sens à la fonction technique de l’homme : le sens d’une création. L’art est création d’œuvres, de valeurs, d’une expérience commune, partagée, sans concept…
Documentaire : Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely, les Bonnie & Clyde de l’art
Il faut relever dans ce documentaire consacré à eux enfants terribles de l’art contemporain, que tous deux expriment une réappropriation des matériaux et un détournement des machines utilisés par la technique. Tinguely récuse notamment l’idée d’Art, c’est-à-dire de production (technè), pour favoriser celle de poésie, c’est-à-dire celle d’une création. Tinguely parle aussi de « machines inutiles », de machines qui ne servent à rien, qui ne produisent rien.
De même, Saint Phalle qui travaille souvent en collaboration avec Tinguely, renonce-t-elle à la maîtrise par exemple des techniques de la peinture ou du dessin pour se focaliser sur l’élan créatif qui la traverse. Elle annonce qu’elle doit créer sans cesse comme si elle débordait de ses œuvres. Dans ses sculptures monumentales, elle retrouve aussi l’inspiration populaire de ce que l’on a appelé l’Art brut (mot inventé par Jean Dubuffet), l’art réalisé par des non-artistes. Mais surtout, elle insiste sur le côté féministe et engagé de ses réalisations. L’œuvre d’art est alors produite comme on fait naître un enfant, la fécondité et la création semblent issues de la puissance féminine ainsi retrouvée.
Il y a donc deux aspects importants mis en œuvre par ces artistes : l’inutilité et le détournement du travail et de la technique au profit de la création et de l’expression artistique, mais aussi le renouement avec les puissances créatrices de la nature et de la liberté « sauvage »...
Nous verrons que l’art moderne et surtout l’art contemporain remettent en cause une séparation trop stricte des techniques et de l’art. On peut dire qu’ils font la place au sein de l’art, à l’épanouissement technique. Il propose de repenser la technique à partir de l’art et l’art à partir de la technique. C’est donc à la création de nouvelles valeurs que l’on s’attache ici ! Des valeurs qui obligent aussi à repenser l’expérience esthétique, en rupture avec les conceptions du Beau ou de l’imitation telles que nous les proposent la tradition. La modernité technique est à la source aussi d’une nouvelle expérience esthétique, mais aussi plus généralement d’une expérience culturelle renouvelée. Bien sûr, cette nouvelle esthétique dévoile en même temps ce qui a toujours été présent dans l’art, même dans l’art classique, figuratif, même dans la peinture des portraits et des paysages. Mais au contraire de la peinture ou de la sculpture classiques, elle en fait son objet : la contestation des avant-gardes, l’invention de l’art abstrait, l’introduction des « bricolages » ou même, nous le verrons, des performances, remet en cause le lien de l’art et du Beau, de l’art et de l’Eternel, de l’art et d’une technique d’imitation...
c) L’union de l’art et de la technique comme expérience culturelle
Si, pour Hegel, l’art exprime l’Esprit dans le monde, manifeste la spiritualité de la culture dans la nature, par l’idée de Beauté, l’idée esthétique, l’art moderne comme l’art contemporain rompent avec cette dimension spirituelle et religieuse. Il ne s’agit plus d’avoir une attitude contemplative à l’égard de l’œuvre d’art, mais de se laisser porter par le renouvellement qui se fait œuvre dans l’art. L’apparition des techniques modernes de reproduction entraîne la perte de ce que Walter Benjamin nomme l’aura de l’œuvre d’art. L’œuvre d’art n’est plus unique et le culte qui lui était rendu devient sans objet (même s’il survit aujourd’hui encore dans les musées et expositions). L’œuvre est mise à portée de chacun par la reproduction et si elle perd ainsi son caractère sacré, elle y gagne sans doute une dynamique, une diffusion de masse qui lui permet de résonner dans toute la société.
C’est ce que montre Walter Benjamin (1892-1940) dans son texte le plus connu, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique en 1935.
La modernité technique est à l’origine d’une nouvelle esthétique, qui rompt avec celle du Beau, l’esthétique du choc, de la rencontre et du mouvement. Déjà pour Charles Baudelaire (1821-1867), qui est sans doute l’inventeur du mot « modernité », il s’agissait de relever dans son époque la part d’éternité et de beauté : « Tirer l’éternel du transitoire ». Mais chez le poète, il demeure une fascination platonicienne pour l’Idée de Beau, qu’il s’agit de retrouver sous ses formes transitoires dans le mouvement de la mode.
L’art contemporain et les avant-gardes du début du siècle feront basculer cet intérêt moderne vers justement ce qui est transitoire, passager. C’est le mouvement de la vie moderne qui est mis en avant, avec sa violence et avec la part d’accélération technique qui est en lui, qui deviendra l’objet de l’attention des artistes. Il ne s’agit plus de chercher derrière les apparences provisoires une Beauté éternelle, mais bien de revaloriser le transitoire, le mouvement, la violence et surtout la technique et son monde (depuis la locomotive, jusqu’à l’automobile…). La technique trouve donc une nouvelle place qui n’est plus celle du savoir-faire artistique.
Marcel Duchamp (1887-1968) libère les objets techniques de leur assignation à leur valeur utilitaire, les érige en œuvres d'art et, devant une pièce mécanique, s'écrit : « C'est fini la peinture. Qui ferait mieux que cette hélice ? Dis, tu peux faire ça ? ». Filippo Tommaso Marinetti soutient qu'« une automobile de course […] rugissante est plus belle que la Victoire de Samothrace » (Manifeste du futurisme, 1909). Walter Gropius, fondateur du Bauhaus soutient que « l'artiste est un artisan supérieur » et que l'architecture doit être « à l'image du machinisme, des bétons armés et de la construction accélérée ». Cette nouvelle esthétique du choc, on la trouve exprimée notamment avec le Manifeste du Futurisme ou dans le mouvement Dada…
Extrait du Manifeste du Futurisme (Marinetti – 1909)
1. Nous voulons chanter l'amour du danger, l'habitude de l'énergie et de la témérité.
2. Le courage, l'audace et la révolte seront les éléments essentiels de notre poésie.
3. La littérature ayant jusqu'ici magnifié l'immobilité pensive, l'extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l'insomnie fiévreuse, le pas de course, le saut mortel, la gifle et le coup de poing.
4. Nous affirmons que la splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l'haleine explosive ... une automobile rugissante qui semble courir sur la mitraille est plus belle que la Victoire de Samothrace.
Cette nouvelle esthétique est celle de l’accélération moderne, celle que le cinéma révèle en faisant la place au mouvement dans l’art, dans l’image… Il y a bien une prise en compte des dangers et de la violence inhérente à la technique (il ne faut pas oublier que ces penseurs et artistes sont confrontés aux violences de la guerre moderne). Mais la modernité technique est présentée comme ambiguë : elle fait courir un risque à l’humanité ; mais elle pourrait bien, par la diffusion de la culture aux masses, par l’implication de l’art dans le quotidien (il suffit de penser à la place que prend la musique et au rôle de l’industrie culturelle dans sa diffusion), produire une nouvelle culture humaine…
Cette esthétique du choc et de la vitesse qu'analyse Walter Benjamin ne doit pas être frappée d'un jugement négatif. Elle a en effet un triple mérite. En premier lieu, elle met l'homme moderne face à lui-même, c'est-à-dire face à un être précipité dans un flot de perceptions et d'activités que la technique moderne ne cesse d'alimenter. L'art cinématographique est le lieu de cette nouvelle esthétique. Le deuxième mérite de l'esthétique du choc est suggéré dans les derniers mots de ce texte : il s'agit de réveiller les hommes, de les amener, non sans une certaine violence, à réagir et à « lutter pour un ordre vraiment humain » où la puissance de la technique servira le bien de tous et non, comme c'est toujours possible, des forces politiques ou économiques incontrôlables. C'est la fonction politique de l'art moderne qui se substitue – avec bonheur – à la valeur cultuelle de l'art ancien. L'apparition de techniques artistiques modernes et, notamment, des techniques cinématographiques est ainsi amenée à changer le comportement des spectateurs face à l'art. Les spectateurs ne sont plus dans la passivité et le recueillement : percevant dans les œuvres d'art les signes de leur propre aventure en ce monde, ils éprouvent le désir de donner un sens véritablement humain à cette aventure, et à construire un monde meilleur. Et, dans la mesure où l'art photographique et l'art cinématographique sont des arts de masses, ce désir ne s'éveillera pas chez des individus isolés, mais dans les masses elles-mêmes, prélude à toute révolution.
L’art devient, en incorporant la technique, son inquiétude et son dynamisme, la reproduction et la diffusion de masse qui lui sont liées, une expérience sociale et politique majeure. La dimension politique de l’art ne se limite pas à la contestation politique des avant-gardes du début du XXe siècle. Elle est une interprétation du monde moderne et de son aventure technique, une critique et une appropriation de la technique.
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Dès lors, l'art pourrait bien être la vérité de la technique. Si on ne réduit pas la technique à la seule recherche de l'utile et à la soumission à des règles de production, on peut dire que, dans un sens, l'art accomplit les promesses de la technique. Et s'il a fallu la modernité pour le comprendre, c'est que la dualité inhérente à la technique s'est durcie (et ainsi révélée) à l'ère industrielle. D’une part, la recherche effrénée de l'utile, du tout-échangeable, de la mise en coupe réglée de toutes choses au profit de la marchandisation généralisée s'est exacerbée sous les effets de la techno-science ; d'autre part, l'appel proprement technique à la créativité s'est fait entendre de façon spectaculaire et s'est réfléchi en de multiples échos dans l'art moderne. Sous sa forme artistique, la vérité de la technique est donc aussi la liberté, qui nous est donnée, de choisir la modernité qui sera la nôtre. En ce sens, l’art et la technique sont des expériences culturelles.
L’art ne se limite pas à se libérer de (à prendre ses distances avec) l’impératif mimétique, l’impératif de représentation, avec l’art abstrait. Il propose en effet une nouvelle interprétation, un nouveau sens de la technique. Une technique qui est désormais orientée vers la Création libre, l’expérimentation de nouvelles esthétiques, la définition de nouvelles politiques.
La nouvelle expérimentation artistique se concrétise dans 1/ l’adoption de nouvelles techniques, nous l’avons vu avec le cinéma, des formes d’expression artistique qui incluent et sont vivifiées par l’innovation technique. Des techniques avancées jusqu’aux nouvelles technologies, l’art incorpore la fécondité des outils en progrès à sa créativité, en détournant sans doute la technique de son orientation utilitaire, de son appropriation par l’économie ou l’industrie (exemples de la musique).
Mais aussi, avec par exemple le travail de Jean Tinguely , 2/ un dialogue expérimental avec la technique : il crée d’une part des machines à peindre, qui humanisent la machine en lui incorporant une part d’aléatoire et de créativité ; d’autre part, il détourne les machines de leur usage en construisant notamment avec le Cyclop de la Milly-la-Forêt, une machine, presqu’une usine, fainéante et paresseuse, dans laquelle il invite des artistes à réaliser leur propre œuvre…
L’art remet au cœur de la problématique la question de la nouveauté, de la création. Par l’expérimentation aussi 3/ de nouvelles pratiques : ainsi des pratiques de l’action painting par exemple, qui introduisent le mouvement en art, la technique du corps, presque la danse, avec notamment Jackson Pollock et l’expressionnisme abstrait. Mais surtout par de nouvelles pratiques artistiques qui mettent en jeu une expérience concrète : avec ce que l’on appelle les performances. En effet, les performances artistiques rompent avec l’idée d’œuvre pérenne et muséale. Il s’agit de réaliser seul ou en collectif des performances, des actions réglées et orientées, qui constituent en elles-mêmes une œuvre artistique.
Conclusion
Ainsi donc l’art comme expérience culturelle permet-il de modifier le rapport au monde instauré par la relation techniciste. Les techniques et les technologies sont incorporées dans l’art, réconciliées avec le pouvoir de création libre qui seul donne sens aux réalisations humaines. Il s’agit d’envisager une technique qui étende les pouvoirs de création de l’homme, tout en préservant un dialogue ouvert avec la nature et le monde qu’il s’agit de transformer, de modifier ou d’organiser en œuvre.
On pourrait envisager, à partir des expériences contemporaines de renouvellement des formes artistiques, un rapport entre art et technique totalement repensé : l’art préservant l’aspect créatif et poétique des réalisations, et la technique permettant d’étendre la puissance justement de création et de transformation du monde. Nous retrouvons ici l’idée de Simondon selon laquelle l’homme est le « chef d’orchestre » dans le concert des machines… Mais nous donnons aussi un nouveau sens au jugement esthétique, il peut être pensé comme une expérience culturelle, commune, « sans concept » car elle se joue dans la pratique et dans la création : entre une pratique qui a sa finalité en soi et une production d’œuvres extérieures…
De plus, nous remarquons que les expériences contemporaines de performances, de happenings, de participation collective à la réalisation des œuvres, modifient le rapport à l’acte de création lui-même. Ainsi, nous pouvons rejoindre l’idée émise par John Dewey de l’art comme expérience. Pour ce dernier, l’art est avant tout une pratique, qui met en jeu bien sûr des techniques et des savoir-faire, mais surtout une expérimentation, une expérience de création en commun. Il ne s’agit pas seulement de favoriser la pratique des arts plastiques par exemple dans la population, de développer une éducation artistique participative (même si cela est nécessaire), mais il est avant tout question de constituer le spectateur en public actif… Constituer un public, nous retrouvons ici les préoccupations politiques d’une démocratisation de la culture telle que l’on peut les voir dans la mise en œuvre des politiques culturelles publiques : faut-il favoriser l’accès aux œuvres ou une éducation populaire à l’art ? Faut-il démocratiser l’accès à la culture ou démocratiser la culture elle-même ?
Il s’agit donc bien de saisir l’art et finalement la technique, comme expériences au sein même de la société. Ces expériences de création et de production qui s’enracinent dans l’espace public, ne sont-elles pas des transformations de l’individu par la confrontation à la création, puis par la participation à cette création. Si l’on peut définir les interventions culturelles, artistiques et techniques, comme la modification concertée et commune au sein de l’espace public, cette transformation vise à l’élévation des capacités de chacun, mais aussi à l’universalisation des pratiques et des expériences. Ce domaine expérimental est finalement celui même de la société et de l’individu.
Il est admis que la pratique ou la confrontation à l’art, à la création, au sens de la technique, enrichit l’expérience humaine et lui confirme son pouvoir sur le monde, elle s’enracine aussi dans la conviction que la culture comprise comme pratique vivante et vivifiante, est ce qui change les hommes.
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