Articles de sgarniel
E. Kant - La connaissance est l'union de l'entendement et de la sensibilité
« Nous désignons sous le nom de sensibilité la capacité qu'a notre esprit de recevoir des sensations, en tant qu'il est affecté de quelque manière ; par opposition à cette réceptivité, la faculté que nous avons de produire nous-mêmes des représentations, ou la spontanéité de la connaissance, s'appelle entendement. Telle est notre nature que l'intuition ne peut jamais être que sensible, c'est-à-dire contenir autre chose que la manière dont nous sommes affectés par des objets. Au contraire, la faculté de penser l'objet de l'intuition sensible, est l'entendement. De ces deux propriétés l'une n'est pas préférable à l'autre. Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné ; sans l'entendement, nul ne serait pensé.
Des pensées sans matière sont vides ; des intuitions sans concepts sont aveugles. Aussi est-il tout aussi nécessaire de rendre sensibles les concepts (c'est-à-dire d'y joindre un objet donné dans l'intuition), que de rendre intelligibles les intuitions (c'est-à-dire de les ramener à des concepts). Ces deux facultés ou capacités ne sauraient non plus échanger leurs fonctions. L'entendement ne peut rien percevoir, ni les sens rien penser. La connaissance ne peut résulter que de leur union. »
Emmanuel Kant, Critique de la Raison pure (1787)
D. Hume - "Le soleil ne se lèvera pas demain"
« Tous les objets de la raison humaine ou de la recherche peuvent naturellement être répartis en deux genres, à savoir les Relations d’Idées et les Choses de Fait. Du premier genre sont les sciences de la Géométrie, de l’Algèbre et de l’Arithmétique et, en un mot, toute affirmation intuitivement ou démonstrativement certaine. “Le carré de l’hypoténuse est égal au carré des deux côtés” est une proposition qui énonce une relation entre ces figures. “Trois fois cinq est égal à la moitié de trente” énonce une relation entre ces nombres. Les propositions de ce genre sont découvertes par la seule activité de l’esprit, indépendamment de tout ce qui existe dans l’univers. Quand bien même il n’y aurait jamais eu de cercle ou de triangle dans la nature, les vérités démontrées par Euclide conserveraient pour toujours leur certitude et leur évidence.
Les choses de fait, qui sont les seconds objets de la raison humaine, ne sont pas connues de la même façon. L’évidence que nous avons de leur vérité, si grande qu’elle soit, n’est pas de même nature que la précédente. Le contraire d’une chose de fait est malgré tout possible, car il n’implique jamais contradiction et il est conçu par l’esprit avec la même facilité et la même netteté que s’il correspondait à la réalité. “Le soleil ne se lèvera pas demain” n’est pas une proposition moins intelligible et qui implique plus contradiction que l’affirmation “il se lèvera“. Nous essayerions donc en vain de démontrer sa fausseté. Si elle était démonstrativement fausse, elle impliquerait contradiction et ne pourrait jamais être distinctement conçue par l’esprit. »
David Hume, Enquête sur l’entendement humain (1748)
E. Morin - Le dialogue des cultures
« Un vrai dialogue, que ce soit des cultures ou des religions, exige un certain nombre de conditions. D'abord, la reconnaissance de l'égalité : l'égalité en droits et en dignité de la personne avec laquelle on dialogue, l'égalité aussi entre les cultures. Chaque culture possède ses savoirs, ses arts, ses arts de vivre, ses sagesses, ses superstitions et ses illusions. Nous, Européens occidentaux, sommes dans l'erreur quand nous croyons être les détenteurs et les propriétaires de la rationalité, de la connaissance et des vraies vertus. Notre culture a certes développé des vertus, principalement les idées de démocratie, de droits de l'homme et de droits de la femme. Mais elle a aussi ses illusions et ses mythes, telle cette croyance dans le fait que notre raison est capable de tout comprendre, alors qu'il y a bien des domaines quelle ne peut pas appréhender. Dépourvus de sagesse, nous ne sommes pas supérieurs aux autres.
Il y a aussi les pseudo-dialogues fondés sur l'idée du développement, ce trompe-l'esprit qui aboutit à une classification entre développés et sous-développés, selon le seul critère technique et économique. Le sous-développement est une notion abjecte par le mépris quelle comporte. J'en suis venu à penser que l'idée de se débarrasser du développement est essentielle ! Une fois que le dialogue est entamé, encore faut-il passer au stade de la compréhension. La compréhension des différents aspects et de la complexité de l'autre culture, plutôt que sa réduction à un seul trait, souvent négatif ou ridiculement pittoresque. C'est l'exigence d'une pensée complexe, assortie d'un minimum de curiosité et d'empathie, qui permet de comprendre les structures mentales de l'autre.
Le dialogue est, par ailleurs, la recherche du méta point de vue qui permet d'intégrer le point de vue de l'autre, sans pour autant se départir de son propre point de vue. À ce niveau, il existe dans la culture européenne une vertu minoritaire : la rationalité critique, autrement dit la capacité de procéder à la critique de notre propre conception du monde. C'est Montaigne qui constate : « On appelle barbares les gens des autres civilisations » ; Montesquieu qui imagine les carnets de voyage d'un Persan en France ; les anthropologues qui s'inscrivent dans la lignée de Claude Lévi-Strauss.
Enfin, le dialogue implique la compréhension du lien inséparable qui existe entre l'unité et la diversité : l'unité qu'il y a dans la diversité, la diversité qu'il y a dans l'unité. Sur le plan planétaire, la reconnaissance de cette complexité nous aiderait à nous sentir tous membres de la même terre patrie, êtres humains dans leur plénitude, tout en étant extrêmement divers dans nos caractères individuels comme dans nos caractères culturels.
Telles sont les conditions du vrai dialogue, de la vraie compréhension. Des conditions difficiles certes, mais qu'il faudrait peut-être favoriser. D'où ma proposition à l'Unesco : créer, dans les diverses universités de la planète, des chaires de la compréhension humaine et culturelle, qui formeraient des hommes et des femmes de dialogue. »
Edgar Morin, Article paru dans Le Monde des Religions n° 9 (2005)
T. Hobbes - La guerre de tous contre tous
"Si deux hommes désirent la même chose alors qu'il n'est pas possible qu'ils en jouissent tous les deux, ils deviennent ennemis: et dans leur poursuite de cette fin (qui est, principalement, leur propre conservation, mais parfois seulement leur agrément), chacun s'efforce de détruire ou de dominer l'autre. Et de là vient que, là où l'agresseur n'a rien de plus à craindre que la puissance individuelle d'un autre homme, on peut s'attendre avec vraisemblance, si quelqu'un plante, sème, bâtit, ou occupe un emplacement commode, à ce que d'autres arrivent tout équipés, ayant uni leurs forces, pour le déposséder et lui enlever non seulement le fruit de son travail, mais aussi la vie ou la liberté. Et l'agresseur à son tour court le même risque à l'égard d'un nouvel agresseur.
Du fait de cette défiance de l'un à l'égard de l'autre, il n'existe pour nul homme aucun moyen de se garantir qui soit aussi raisonnable que le fait de prendre les devants, autrement dit, de se rendre maître, par la violence ou par la ruse, de la personne de tous les hommes pour lesquels cela est possible, jusqu'à ce qu'il n'aperçoive plus d'autre puissance assez forte pour le mettre en danger. Il n'y a rien là de plus que n'en exige la conservation de soi-même, et en général on estime cela permis. [...]
Il apparaît clairement par là qu'aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun".
Thomas Hobbes, Léviathan (1651)
E. Kant - L'insociable sociabilité
« L’homme a un penchant à s’associer, car dans un tel état, il se sent plus qu’homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s’isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d’insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et, de ce fait, il s’attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu’il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. C’est cette résistance qui éveille toutes les forces de l’homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et, sous l’impulsion de l’ambition, de l’instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu’il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer. […] Sans ces qualités d’insociabilités, peu sympathiques certes par elles-mêmes, source de la résistance que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient à jamais enfouis en germes, au milieu d’une existence de berger d’Arcadie, dans une concorde, une satisfaction, un amour mutuels parfaits ; les hommes, doux comme les agneaux qu’il font paître, ne donneraient à l’existence guère plus de valeur que n’en a leur troupeau domestique. […] Remercions donc la nature pour cette humeur peu conciliante, pour la vanité rivalisant dans l’envie, pour l’appétit insatiable de possession ou même de domination. Sans cela toutes les dispositions naturelles excellentes de l’humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil. »
Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784)
E. Glissant - Tropismes (Laure Adler)
Entretien d'Édouard Glissant avec Laure Adler dans "Tropismes" (France O, juin 2007)