Articles de sgarniel
A. Einstein - La vérité objective...
« C’est en réalité tout notre système de conjectures qui doit être prouvé ou réfuté par l’expérience. Aucune de ces suppositions ne peut être isolée pour être examinée séparément. Dans le cas des planètes qui se meuvent autour du soleil, on trouve que le système de la mécanique est remarquablement opérant. Nous pouvons néanmoins imaginer un autre système, basé sur des suppositions différentes, qui soit opérant au même degré.
Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne peut même pas se représenter la possibilité ou la signification d’une telle comparaison. Mais le chercheur croit certainement qu’à mesure que ses connaissances s’accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra aussi croire à l’existence d’une limite idéale de la connaissance que l’esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité objective. »
Albert Einstein et Léopold Infeld, L’évolution des idées en physique (1963)
M. Merleau-Ponty - Tout n'est pas fait pour entrer dans un laboratoire
« La science manipule les choses et renonce à les habiter. Elle s'en donne des modèles internes et, opérant sur ces indices ou variables les transformations permises par leur définition, ne se confronte que de loin en loin avec le monde actuel. Elle est, elle a toujours été, cette pensée admirablement active, ingénieuse, désinvolte, ce parti pris de traiter tout être comme "objet en général", c'est-à-dire à la fois comme s'il ne nous était rien et se trouvait cependant prédestiné à nos artifices. [...]
Dire que le monde est par définition nominale l'objet X de nos opérations, c'est porter à l'absolu la situation de connaissance du savant, comme si tout ce qui fut ou est n'avait jamais été que pour entrer au laboratoire. La pensée "opératoire" devient une sorte d'artificialisme absolu... »
Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit (1964)
C. Darwin - Le vivant en évolution
« Si, au milieu des conditions changeantes de l’existence, les êtres organisés présentent des différences individuelles dans presque toutes les parties de leur structure, et ce point n’est pas contestable ; s’il se produit, entre les espèces, en raison de la progression géométrique de l’augmentation des individus, une lutte sérieuse pour l’existence à un certain âge, à une certaine saison, ou pendant une période quelconque de leur vie, et ce point n’est certainement pas contestable ; alors, en tenant compte de l’infinie complexité des rapports mutuels de tous les êtres organisés et de leurs rapports avec les conditions de leur existence, ce qui cause une diversité infinie et avantageuse des structures, des constitutions et des habitudes, il serait très extraordinaire qu’il ne se soit jamais produit des variations utiles à la prospérité de chaque individu, de la même façon qu’il s’est produit tant de variations utiles à l’homme. Mais, si des variations utiles à un être organisé quelconque se présentent quelquefois, assurément les individus qui en sont l’objet ont la meilleure chance de l’emporter dans la lutte pour l’existence ; puis, en vertu du principe si puissant de l’hérédité, ces individus tendent à laisser des descendants ayant le même caractère qu’eux. J’ai donné le nom de sélection naturelle à ce principe de conservation ou de persistance du plus apte. Ce principe conduit au perfectionnement de chaque créature, relativement aux conditions organiques et inorganiques de son existence ; et, en conséquence, dans la plupart des cas, à ce que l’on peut regarder comme un progrès de l’organisation. »
Charles Darwin, De l’origine des espèces (1859)
J. von Uexküll - Le monde de la tique
« La tique ou ixode est un hôte très importun des mammifères et des hommes. La bestiole à la sortie de son œuf n’est pas entièrement formée ; il lui manque encore une paire de pattes et les organes génitaux. A ce stade, elle est déjà capable d’attaquer des animaux à sang froid, comme le lézard, qu’elle guette, perchée sur l’extrémité d’une brindille d’herbe. Après plusieurs mues, elle a acquis les organes qui lui manquaient et s’adonne alors à la chasse des animaux à sang chaud.
Lorsque la femelle a été fécondée, elle grimpe à l’aide de ses huit pattes jusqu’à la pointe d’une branche quelconque pour pouvoir, d’une hauteur suffisante, se laisser tomber sur les petits mammifères qui passent ou se faire accrocher par les animaux plus grands.
Cet animal, privé d’yeux, trouve le chemin de son poste de garde à l’aide d’une sensibilité générale de la peau à la lumière. Ce brigand de grand chemin, aveugle et sourd, perçoit l’approche de ses proies par son odorat. L’odeur de l’acide butyrique que dégagent les follicules sébacés de tous les mammifères, agit sur lui comme un signal qui le fait quitter son poste de garde et se lâcher en direction de sa proie. S’il tombe sur quelque chose de chaud (ce que décèle pour lui un sens affiné de la température), il atteint sa proie, l’animal à sang chaud, et n’a plus besoin que de son sens tactile pour trouver une place aussi dépourvue de polis que possible, et s’enfoncer jusqu’à la tête dans le tissu cutané de celle-ci. Il aspire alors lentement à lui un flot de sang chaud. [...] Si la tique, stimulée par l’acide butyrique, tombe sur un corps froid, elle a manqué sa proie et doit regrimper à son poste d’observation. »
Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain (1934)
G. Canguilhem - Le vivant nous déconcerte
" L'intelligence ne peut s'appliquer à la vie qu'en reconnaissant l'originalité de la vie. [...] Dans l'Electre, de Jean Giraudoux, le mendiant, l'homme du trimard qui heurte du pied sur la route les hérissons écrasés, médite sur cette faute originelle du hérisson qui le pousse à la traversée des routes. Si cette question a un sens philosophique, car elle pose le problème du destin et de la mort, elle a en revanche beaucoup moins de sens biologique.
Une route c'est un produit de la technique humaine, un des éléments du milieu humain, mais cela n'a aucune valeur biologique pour un hérisson. Les hérissons, en tant que tels, ne traversent pas les routes. Ils explorent à leur façon de hérisson leur milieu de hérisson, en fonction de leurs impulsions alimentaires et sexuelles. En revanche, ce sont les routes de l'homme qui traversent le milieu du hérisson, son terrain de chasse et le théâtre de ses amours, comme elles traversent le milieu du lapin, du lion ou de la libellule. Or, la méthode expérimentale [...] c'est aussi une sorte de route que l'homme biologiste trace dans le monde du hérisson, de la grenouille, de la drosophile, de la paramécie et du streptocoque. Il est donc à la fois inévitable et artificiel d'utiliser pour l'intelligence de l'expérience qu'est pour l'organisme sa vie propre des concepts, des outils intellectuels, forgés par ce vivant savant qu'est le biologiste. On n'en conclura pas que l'expérimentation en biologie est inutile ou impossible, mais, retenant la formule de Claude Bernard : la vie c'est la création, on dira que la connaissance de la vie doit s'accomplir par conversions imprévisibles, s'efforçant de saisir un devenir dont le sens ne se révèle jamais si nettement à notre entendement que lorsqu'il le déconcerte. "
Georges Canguilhem, La connaissance de la vie (1965)
K. Popper - La réfutabilité : critère de scientificité
"1) Si ce sont des confirmations que l'on recherche, il n'est pas difficile de trouver, pour la grande majorité des théories, des confirmations ou des vérifications.
2) Il convient de ne tenir réellement compte de ces confirmations que si elles sont le résultat de prédictions qui assument un certain risque ; autrement dit, si, en l'absence de la théorie en question, nous avions dû escompter [...] un événement qui l'eût réfutée.
3) Toute " bonne " théorie scientifique consiste à proscrire : à interdire à certains faits de se produire. Sa valeur est proportionnelle à l'envergure de l'interdiction.
4) Une théorie qui n'est réfutable par aucun événement qui se puisse concevoir est dépourvue de caractère scientifique. [...]
5) Toute mise à l'épreuve véritable d'une théorie par des tests constitue une tentative pour en démontrer la fausseté ou pour la réfuter. Pouvoir être testé c'est pouvoir être réfuté [...].
6) On ne devrait prendre en considération les preuves qui apportent confirmation que dans les cas où elles procèdent de tests authentiques subis par la théorie en question : on peut donc définir celles-ci comme des tentatives sérieuses, quoique infructueuses, pour invalider telle théorie [...].
On pourrait résumer ces considérations ainsi : le critère de la scientificité d'une théorie réside dans la possibilité de l'invalider, de la réfuter ou encore de la tester."