Articles de sgarniel
G. Deleuze - Autrui ouvre le champ des possibles
« En comparant les premiers effets de sa présence et ceux de son absence, nous pouvons dire ce qu'est autrui. Le tort des théories philosophiques, c'est de le réduire tantôt à un objet particulier, tantôt à un autre sujet (et même une conception comme celle de Sartre se contentait, dans l'Etre et le Néant, de réunir les deux déterminations, faisant d'autrui un objet sous mon regard, quitte à ce qu'il me regarde à son tour et me transforme en objet). Mais autrui n'est ni un objet dans le champ de ma perception, ni un sujet qui me perçoit, c'est d'abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait. [...] Mais quelle est cette structure ? C'est celle du possible. Un visage effrayé, c'est l'expression d'un monde possible effrayant, ou de quelque chose d'effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore. Comprenons que le possible n'est pas ici une catégorie abstraite désignant quelque chose qui n'existe pas : le monde possible exprimé existe parfaitement, mais il n'existe pas (actuellement) hors de ce qui l'exprime. [...]
Autrui, c'est l'existence du possible enveloppé. Le langage, c'est la réalité du possible en tant que tel. Le moi, c'est le développement, l'explication des possibles, leur processus de réalisation dans l'actuel. D'Albertine aperçue, Proust dit qu'elle enveloppe ou exprime la plage et le déferlement des flots : "Si elle m'avait vu, qu'avais-je pu lui représenter ? Du sein de quel univers me distinguait-elle ?" L'amour, la jalousie seront la tentative de développer, de déplier ce monde possible nommé Albertine. Bref, autrui comme structure, c'est l'expression d'un monde possible, c'est l'exprimé saisi comme n'existant pas encore hors de ce qui l'exprime. »
Gilles Deleuze, Logique du Sens (1969)
J. Hyppolite - La conscience de soi exige la reconnaissance par autrui
« Chaque conscience de soi est pour soi, et, en tant que telle, elle nie toute altérité ; elle est désir, mais désir qui se pose dans son absoluité. Cependant elle est aussi pour un autre, ici pour une autre conscience de soi, c'est donc qu'elle se présente comme « enfoncée dans l'être de la vie », et elle n'est pas pour l'autre conscience de soi ce qu'elle est pour soi-même. Pour elle-même elle est certitude absolue de soi, pour l'autre elle est un objet vivant, une chose indépendante dans le milieu de l'être, un être donné ; elle est donc vue comme un « dehors ». C'est cette inégalité qui doit disparaître, et disparaître aussi bien d'un côté que de l'autre, car chacune des consciences de soi est aussi une chose vivante pour l'autre et une certitude absolue de soi pour soi-même ; et chacune ne peut trouver sa vérité qu'en se faisant reconnaître par l'autre comme elle est pour soi, en se manifestant au dehors comme elle est au dedans. Mais dans cette manifestation de soi, elle doit découvrir une égale manifestation chez l'autre. [...]
La conscience de soi ne parvient donc à exister, au sens où exister n'est pas seulement être-là à la manière des choses, que par une « opération » qui la pose dans l'être comme elle est pour soi-même ; et cette opération est essentiellement une opération sur et par une autre conscience de soi. Je ne suis une conscience de soi que si je me fais reconnaître par une autre conscience de soi, et si je reconnais l'autre de la même façon. Cette reconnaissance mutuelle, telle que les individus se reconnaissent comme se reconnaissant réciproquement, crée l'élément de la vie spirituelle, le milieu où le sujet est à soi-même objet, se retrouvant parfaitement dans l'autre, sans toutefois faire disparaître une altérité qui est essentielle à la conscience de soi. »
Jean Hyppolite, Genèse et structure de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel (1946)
J.-J. Rousseau - Le Désir embellit l'objet de notre passion
« Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. En effet, l’homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion.
Mais tout ce prestige disparaît devant l’objet même ; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la jouissance. […]
Vivre sans peine n’est pas un état d’homme ; vivre ainsi c’est être mort. Celui qui pourrait tout sans être Dieu, serait une misérable créature ; il serait privé du plaisir de désirer ; toute autre privation serait plus misérable. »
Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse (1761)
R. Barbaras - Le Désir est essentiel au vivant
« [L]e vivant est essentiellement désir. Si l’on entend par désir, comme nous l’avons déjà précisé, non pas un manque circonscrit auquel répond un objet défini mais un manque qui est creusé par ce qui le comble et qui éprouve toute satisfaction comme la négation de ce qui le comblerait vraiment, alors le vivre du vivant n’est autre que l’acte du désir. Le désir n’est pas une forme dérivée ou sublimée du besoin, qui suppose la complétude vitale : il nomme le mode d’exister même du vivant comme incomplétude essentielle. En tant qu’il est aliéné de lui-même dans une totalité absente, le vivant n’a pas de désir, il est désir. […]
Alors que le besoin est manque d’une partie de soi et suppose par là même une identité reconstituée, le désir procède d’une incomplétude et est donc toujours en même temps désir de soi. Ainsi, dans le désir, le rapport à soi et rapport à l’autre ne font pas alternative : l’actualisation du Tout dans des expériences finies et en même temps constitution de soi. »
Renaud Barbaras, Le Désir et la Distance (1999)
B. Spinoza - Le désir est affirmation de soi
« Toute chose s'efforce - autant qu'il est en son pouvoir - de persévérer dans son être. […] Cet effort, quand il se rapporte exclusivement à l'âme, s'appelle volonté ; mais quand il se rapporte à l'âme et au corps tout ensemble, il se nomme appétit.
L'appétit n'est donc que l'essence même de l'homme, de laquelle découlent nécessairement toutes les modifications qui servent à sa conservation, de telle sorte que l'homme est déterminé à les produire. De plus, entre l'appétit et le désir il n'y a aucune différence, si ce n'est que le désir se rapporte […] à l'homme, en tant qu'il a conscience de son appétit ; et c'est pourquoi on le peut définir de la sorte : Le désir, c'est l'appétit avec conscience de lui-même. »
Baruch Spinoza, Éthique (1675)
Platon - Le Désir est un manque
- « Essaie donc aussi, reprit Socrate, à propos de l’Amour, de nous dire s’il est l’amour de quelque chose ou de rien.
– Il est certainement l’amour de quelque chose.
– Garde donc dans ta mémoire, dit Socrate, de quoi il est amour, et réponds seulement à ceci : l’Amour désire-t-il ou non l’objet dont il est amour ?
- Il le désire, répondit-il.
- Mais, reprit Socrate, quand il désire et aime, a-t-il ce qu’il désire et aime, ou ne l’a-t-il pas ?
- Vraisemblablement il ne l’a pas, dit Agathon.
- Vois, continua Socrate, si, au lieu de vraisemblablement, il ne faut pas dire nécessairement que celui qui désire désire une chose qui lui manque et ne désire pas ce qui ne lui manque pas. Pour ma part, c’est merveille comme je trouve cela nécessaire, et toi ?
- Moi aussi, dit Agathon.
- Fort bien. Donc un homme qui est grand ne saurait vouloir être grand, ni un homme qui est fort être fort ?
- C’est impossible, d’après ce dont nous sommes convenus.
- En effet, étant ce qu’il est, il ne saurait avoir besoin de le devenir.
- C’est vrai.
- Si en effet, reprit Socrate, [...] quelqu’un soutenait qu’étant en bonne santé il désire être en bonne santé, qu’étant riche il désire être riche et qu’il désire les biens mêmes qu’il possède, nous lui répondrions : Toi, l’ami, qui jouis de la richesse, de la santé, de la force, tu veux jouir de ces biens pour l’avenir aussi, puisque dans le moment présent, que tu le veuilles ou non, tu les possèdes. Vois donc, quand tu prétends désirer ce tu as, si tu ne veux pas précisément dire : je veux posséder aussi dans l’avenir les biens que je possède maintenant. Il en tomberait d’accord, n’est-ce pas ?
- Je le pense comme toi, dit Agathon.
Socrate reprit : N’est-ce pas aimer une chose dont on ne dispose pas encore, et qu’on n’a pas, que de souhaiter pour l’avenir la continuation de la possession présente ?
- Assurément, dit Agathon.
- Cet homme donc, comme tous ceux qui désirent, désire ce qui n’est pas actuel ni présent ; ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour ».
Platon, Le Banquet (IVème siècle av. J.C.)