Articles de sgarniel
Descartes - Langage propre de l'homme
Je regarde comme une chose démontrée qu’on ne saurait prouver qu’il y ait des pensées dans les bêtes (…). Il est plus probable de faire mouvoir comme des machines les vers de terre, les moucherons, les chenilles et le reste des animaux, que de leur donner une âme immortelle.
Premièrement parce qu’il est certain que, dans les corps des animaux, ainsi que dans les nôtres, il y a des os, des nerfs, des muscles, du sang, des esprits animaux, et autres organes disposés de telle sorte qu’ils peuvent produire par eux-mêmes, sans le secours d’aucune pensée, tous les mouvements que nous observons dans les animaux, ce qui paraît dans les mouvements convulsifs, lorsque, malgré l’âme même, la machine du corps se meut souvent avec plus de violence et en plus de différentes manières qu’il n’a coutume de le faire avec les secours de la volonté; d’ailleurs parce qu’il est conforme à la raison que l’art imitant la nature, et les hommes pouvant construire divers automates où il se trouve du mouvement sans aucune pensée, la nature puisse de son côté produire ses automates, et bien pus excellents, comme les brutes, que ceux qui viennent de main d’homme, surtout ne voyant aucune raison pour laquelle la pensée doive se trouver partout où nous voyons une conformation de membres telle que celle des animaux et qu’il est plus suprenant qu’il y ait une âme dans chaque corps humain que de n’en point trouver dans les bêtes.
La principale raison, selon moi, qui peut nous persuader que les bêtes sont privées de raison, est que, bien que parmi celles d’une même espèce les unes soient plus parfaites que les autres, comme dans les hommes, ce qui se remarque particulièrement dans les chevaux et dans les chiens, dont les uns ont plus de dispositions que les autres à retenir ce qu’on leur apprend, et bien qu’elles nous fassent toutes connaître clairement leurs mouvements naturels de colère, de crainte, de faim, et d’autres semblables, ou par la voix, ou par d’autres mouvements du corps, on n’a point cependant encore observé qu’aucun animal fût parvenu à ce degré de perfection d’user d’un véritable langage, c’est-à-dire qui nous marquât par la voix, ou par d’autres signes, quelque chose qui pût se rapporter plutôt à la seule pensée qu’à un mouvement naturel. Car la parole est l’unique signe et la seule marque assurée de la pensée cachée et renfermée dans les corps; or tous les hommes les plus stupides et les plus insensés, ceux mêmes qui sont privés des organes de la langue et de la parole, se servent de signes, au lieu que les bêtes ne font rien de semblable, ce que l’on peut prendre pour la véritable différence entre l’homme et la bête.
Je passe, pour abréger, les autres raisons qui ôtent la pensée aux bêtes. Il faut pourtant remarquer que je parle de la pensée, non de la vie, ou du sentiment; car je n’ôte la vie à aucun animal, ne la faisant consister que dans la seule chaleur de coeur. Je ne leur refuse pas même le sentiment autant qu’il dépend des organes du corps. Ainsi, mon opinion n’est pas si cruelle aux animaux qu’elle est favorable aux hommes, je dis à ceux qui ne sont point attachés aux rêveries de Pythagore, puisqu’elle les garantit du soupçon même de crime quand ils mangent ou tuent des animaux.
René DESCARTES, Lettre à Morus, 5 février 1649.
Bergson - La conscience du temps
Qui dit esprit dit, avant tout, conscience. Mais qu'est‑ce que la conscience ? Vous pensez bien que je ne vais pas définir une chose aussi concrète, aussi constamment présente à l'expérience de chacun de nous. Mais sans donner de la conscience une définition gui serait moins claire qu'elle, je puis la caractériser par son trait le plus apparent : conscience signifie d'abord mémoire. Ia mémoire peut manquer d’ampleur ; elle peut n'embrasser qu'une faible partie du passé ; elle peut ne retenir que ce qui vient d’arriver ; mais la mémoire est là, ou bien alors la conscience n'y est pas. une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s'oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant comment définir autrement l'inconscience ? Quand Leibniz disait de la matière que c'est "un esprit instantané", ne la déclarait‑il pas, bon gré mal gré, insensible ? Toute conscience est donc mémoire, —conservation et accumulation du passé dans le présent.
Mais toute conscience est anticipation de l'avenir. Considérez la direction de votre esprit à n'importe quel moment : vous trouverez qu'il s'occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L’attention est une attente, et il n'y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L'avenir est là ; il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui ; cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est un empiétement sur l'avenir.
Retenir ce qui n'est déjà plus, anticiper sur ce qui n'est pas encore, voilà donc la première fonction de la conscience. Il n'y aurait pas pour elle de présent, si le présent se réduisait à l'instant mathématique. Cet instant n'est que la limite, purement théorique, qui sépare le passé de l’avenir ; il peut à la rigueur être conçu, il n'est jamais perçu. Ce que nous percevons en fait c'est une certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties : notre passé immédiat et notre avenir imminent. Sur ce passé nous sommes appuyés, sur cet avenir nous sommes penchés ; s'appuyer et se pencher ainsi est le propre d'un être conscient. Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l'avenir.
Henri Bergson, La conscience et la vie (1911)
Lacan - Le travail du psychanalyste
L’express. – Un psychanalyste, c’est très intimidant. On a le sentiment qu’il pourrait vous manœuvrer à son gré… qu’il en sait plus que vous-même sur les motifs de vos actes. […] Il y a là une sorte de terrorisme, on se sent violemment arraché à soi-même…
Dr Lacan – La psychanalyse, dans l’ordre de l’homme, a en effet tous les caractères de subversion et de scandale qu’a pu avoir, dans l’ordre cosmique, le décentrement copernicien du monde : la terre, lieu d’habitation de l’homme, n’est plus le centre du monde ! Eh bien ! la psychanalyse vous annonce que vous n’êtes plus le centre de vous-même, car il y avait en vous un autre sujet, l’inconscient. C’est une nouvelle qui n’a pas d’abord été bien acceptée. Ce prétendu irrationalisme dont on a voulu affubler Freud ! Or c’est exactement le contraire : non seulement Freud a rationalisé ce qui jusque-là avait résisté à la rationalisation, mais il a même montré en action une raison raisonnante comme telle, je veux dire en train de raisonner et de fonctionner comme logique, à l’insu du sujet – ceci dans le champ même classiquement réservé à l’irraison, disons le champ de la passion. C’est cela qu’on ne lui a pas pardonné. […]
Savoir qu’il y a toute une partie des fonctions psychiques qui ne sont pas à la portée de la conscience, on n’avait pas attendu Freud pour ça ! Si vous tenez à une comparaison, Freud serait plutôt Champollion ! Des symptômes, quand vous croyez en reconnaître, ne vous semblent irrationnels que parce que vous les prenez isolés, et que vous voulez les interpréter directement. Voyez les hiéroglyphes égyptiens : tant qu’on a cherché quel était le sens direct des vautours, des poulets, des bonshommes debout, assis, ou s’agitant, l’écriture est demeurée indéchiffrable. C’est qu’à lui tout seul le petit signe « vautour » ne veut rien dire ; il ne trouve sa valeur signifiante que pris dans l’ensemble du système auquel il appartient. Eh bien ! les phénomènes auxquels nous avons affaire dans l’analyse sont de cet ordre-là, ils sont d’un ordre langagier.
Le psychanalyste n’est pas un explorateur de continents inconnus ou de grands fonds, c’est un linguiste : il apprend à déchiffrer l’écriture qui est là, sous ses yeux, offerte au regard de tous. Mais qui demeure indéchiffrable tant qu’on n’en connaît pas les lois, la clé. […]
C’est là qu’intervient le psychanalyste.
Entretien avec Madeleine Chapsal paru dans L’express du 31 mai 1957, n° 310
Machiavel - Tenir ses promesses ?
« Combien il est louable à un prince de tenir sa parole, de vivre avec intégrité sans employer la ruse, chacun en convient. Cependant, l’expérience de notre temps montre que les princes qui ont fait de grandes choses sont ceux qui ont tenu peu compte de leur parole, et qui ont su, grâce à la ruse, circonvenir l’esprit des hommes ; et à la fin ils ont vaincu ceux qui se sont fondés sur la loyauté. […]
Comme le prince est donc contraint de savoir bien user de la bête, il doit entre toutes choisir le renard et le lion ; le lion en effet ne se défend pas des pièges, le renard ne se défend pas des loups. Il faut donc être renard pour connaître les pièges et lion pour effrayer les loups. Ceux qui se fondent uniquement sur le lion n’y entendent rien. C’est pourquoi un seigneur prudent ne doit pas tenir sa parole lorsque la promesse qu’il a faite tourne à son désavantage et qu’ont disparu les raisons qui lui avaient fait promettre. Si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon, mais comme ils sont méchants et qu’ils ne tiendraient pas la parole qu’ils t’ont donnée, toi non plus tu n’as pas à tenir celle que tu leur as donnée. D’ailleurs, les raisons de justifier le manquement à la parole n’ont jamais fait défaut aux princes. On pourrait en donner une infinité d’exemples modernes et montrer combien de traités de paix, combien de promesses ont été rendus nuls et non avenus à cause du manque de parole des princes : et c’est celui qui a su le mieux user du renard qui a triomphé. Mais cette nature, il est nécessaire de bien la maquiller, et d’être grand simulateur et dissimulateur ; et les hommes sont si naïfs, et ils obéissent tant aux nécessités présentes que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se laissera tromper. »
Nicolas Machiavel, Le Prince (1532)
Barthes. Discours amoureux
« Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l'autre. C'est comme si j'avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots. Mon langage tremble de désir. L'émoi vient d'un double contact : d'une part toute une activité de discours vient relever discrètement, indirectement, un signifié unique, qui est je te désire, et le libère, l'alimente, le ramifie, le fait exploser (le langage jouit de se toucher lui-même) ; d'autre part, j'enroule l'autre dans mes mots, je le caresse, je le frôle, j'entretiens ce frôlage, je me dépense à faire durer le commentaire auquel je soumets la relation. »
Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux (1977)
Aristote - Rhétorique & Vérité
« Admettons donc que la rhétorique est la faculté de découvrir spéculativement ce qui, dans chaque conscience, peut être propre à persuader. Aucun autre art n’a cette fonction ; tous les autres sont, chacun pour son objet, propre à l’enseignement et à la persuasion ; par exemple, la médecine sur les états de santé et de maladie ; la géométrie pour les variations des grandeurs ; l’arithmétique au sujet des nombre, et ainsi de autres arts et sciences ; mais, peut-on dire, la rhétorique semble être la faculté de découvrir spéculativement sur toute donnée le persuasif ; c’est ce qui nous permet d’affirmer que la technique n’en appartient pas à un genre propre et distinct.
Entre les preuves, les unes sont extra-techniques, les autres techniques ; j’entends par extra-techniques celles qui n’ont pas été fournies par nos moyens personnels, mais étaient préalablement données, par exemple les témoignages, les aveux sous la torture, les écrits, et autres du même genre ; par techniques, celles qui peuvent être fournies par la méthode et nos moyens personnels ; il faut par conséquent utiliser les premières, mais inventer les secondes. Les preuves administrées par le moyen du discours sont de trois espèces : les premières consistent dans le caractère de l’orateur ; les secondes, dans les dispositions où l’on met l’auditeur ; les troisièmes, dans le discours même, parce qu’il démontre ou paraît démontrer.
On persuade par le caractère, quand le discours est de nature à rendre l’orateur digne de foi, car les honnêtes gens nous inspirent confiance plus grande et plus prompte sur toutes les questions en général, confiance entière sur celles qui ne comportent point de certitude, et laissent une place au doute. Mais il faut que cette confiance soit l’effet du discours, non d’une prévention sur le caractère de l’orateur. Il ne faut donc pas admettre, comme quelques auteurs de Techniques, que l’honnêteté même de l’orateur ne contribue en rien à la persuasion ; c’est le caractère qui, peut-on dire, constitue presque la plus efficace des preuves.
La persuasion est produite par la disposition des auditeurs, quand le discours les amène à éprouver une passion ; car l’on ne rend pas les jugements de la même façon selon que l’on ressent peine ou plaisir, amitié ou haine. C’est, nous le répétons, le seul but où visent dans leurs Techniques les auteurs actuels. Nous éluciderons chacun de ces points quand nous parlerons des passions. C’est le discours qui produit la persuasion, quand nous faisons sortir le vrai et le vraisemblable de ce que chaque sujet comporte de persuasif. »
Aristote, Rhétorique (IVe siècle av JC)