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Articles de sgarniel

Rousseau : Plaisir du pur sentiment d'exister

Par Le 22/04/2022

« Mais s'il est un état où l'âme trouve une assiette assez solide pour s'y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d'enjamber sur l'avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s'y trouve peut s'appeler heureux, non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu'on trouve dans les plaisirs de la vie mais d'un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme aucun vide qu'elle sente le besoin de remplir. Tel est l'état où je me suis trouvé souvent à l'île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l'eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d'une belle rivière ou d'un ruisseau murmurant sur le gravier.

De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. »

Jean-Jacques Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire (1782)

Anders - Le Temps de la Fin

Par Le 06/03/2022

L’événement Hiroshima

« Il ne peut pas être question de dire que nous sommes psychologiquement devenus de nouveaux hommes depuis 1945, que nous avons subi une transformation intérieure à cause de l'événement Hiroshima. Là où une telle transformation deviendrait visible, elle resterait de toute façon insignifiante. La nommer d'un même souffle en même temps que les modifications psychologiques évidentes qui résultent de notre commerce quotidien avec des instruments comme la voiture ou le téléviseur serait absurde. Il vaut mieux considérer que le nouveau phénomène qui s'est abattu sur nous semble jusqu'à présent à peine nous concerner et que nous avons négligé de tenir compte du monde modifié dans lequel nous sommes maintenant transplantés et de nous modifier à notre tour. Bref, notre obsolescence psychique est aujourd'hui notre défaut par excellence.

Nous sommes pourtant autres. Nous sommes des êtres d'un nouveau genre. Des événements de la taille d'Hiroshima n'attendent pas de savoir si nous voulons bien condescendre à les envisager et à nous mesurer à eux. Ce sont eux qui décident qui est transformé. D'où la question : qu'est-ce que l'événement Hiroshima a transformé en nous ? Notre statut métaphysique.

Dans quelle mesure l'a-t-il transformé ? Jusqu'en 1945, nous n'avons tenu qu'un second rôle dans une pièce sans fin, dans une pièce dont nous ne nous sommes du moins pas cassé la tête pour savoir si elle avait ou non une fin. La pièce dans laquelle nous jouons désormais des hommes sans puissance est elle-même devenue secondaire. - D'une façon non imagée, maintenant : jusqu'en 1945, nous n'avons été que les membres mortels d'un genre conçu comme intemporel, d'un genre face auquel nous ne nous sommes du moins jamais vraiment posé la question : « Est-il mortel ou immortel ? » Maintenant, nous appartenons à un genre qui, en tant que tel, est mortel. « Mortel » (il est inutile de dissimuler cette distinction) non pas au sens d'un devoir-mourir, mais au sens d'un pouvoir-mourir. Nous sommes passés du rang de « genre des mortels » à celui de « genre mortel »

Günther Anders, Le temps de la fin (1960)

W. Benjamin - Ange de l'Histoire

Par Le 05/03/2022

)L’Histoire des vainqueurs...

« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire.

Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès ».

Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire (1940)

Hegel : La Raison dans l'Histoire

Par Le 05/03/2022

« L'histoire universelle est la manifestation du processus divin, de la marche graduelle par laquelle l'Esprit connaît et réalise sa vérité. Tout ce qui est historique est une étape de cette connaissance de soi. Le devoir suprême, l'essence de l'Esprit est de se connaître soi-même et de se réaliser. C'est ce qu'il accomplit dans l'histoire : il se produit sous certaines formes déterminées, et ces formes sont les peuples historiques. Chacun de ces peuples exprime une étape, désigne une époque de l'histoire universelle. Plus profondément : ces peuples incarnent les principes que l'Esprit a trouvés en lui et qu'il a dû réaliser dans le monde. Il existe donc entre eux une connexion nécessaire qui n'exprime rien d'autre que la nature même de l'Esprit.

L'histoire universelle est la manifestation du processus divin absolu de l'Esprit dans ses plus hautes figures : la marche graduelle par laquelle il parvient à sa vérité et prend conscience de soi. Les peuples historiques, les caractères déterminés de leur éthique collective, de leur constitution, de leur art, de leur religion, de leur science, constituent les configurations de cette marche graduelle. Franchir ces degrés, c'est le désir infini et la poussée irrésistible de l'Esprit du Monde, car leur articulation aussi bien que leur réalisation est son concept même. Les principes des Esprits populaires, dans la série nécessaire de leur succession, ne sont eux-mêmes que les moments de l'unique Esprit universel : grâce à eux, il s'élève dans l'histoire à une totalité transparente à elle-même et apporte la conclusion. »

Hegel, La Raison dans l'histoire (1822)

Platon : la rhétorique est un sport de combat

Par Le 03/03/2022

GORGIAS. – « Et encore, si tu savais tout, Socrate, la vérité universelle, pour ainsi dire, des vertus efficaces [que la rhétorique] embrasse et qu’elle tient sous sa domination ! J’ai une preuve d’importance à te donner. Il m’est souvent arrivé d’accompagner personnellement mon frère ou d’autres médecins auprès d’un malade qui refusait soit de boire un remède, soit de s’offrir au bistouri ou au cautère du médecin. Or, quand le médecin n’arrivait pas à le persuader, c’est moi qui le faisais, sans autre technique que l’éloquence. Je pèse mes mots : dirige vers la cité que tu voudras les pas d’un orateur et d’un médecin, et supposons qu’il faille ouvrir une compétition par la force du verbe dans l’Assemblée ou dans toute autre réunion pour savoir lequel des deux sera choisi comme médecin, au grand jamais, je pèse mes mots, le médecin n’entrera seulement dans la course, et le choix se portera sur celui qui sait parler, pour peu qu’il le veuille. Qu’on le mette, s’il faut, en face de n’importe quel technicien pour une semblable compétition, il persuadera à l’Assemblée de le choisir, lui, l’homme de la rhétorique, plus sûrement que ne ferait un technicien pris dans n’importe quel secteur. Il n’y a pas de domaine où le verbe de l’orateur n’arrive à persuader plus sûrement que tout autre technicien pris dans n’importe quel secteur, devant la foule. Telle est la puissance, dans toute son étendue et toute sa pointe, qui est celle de notre métier. Il faut pourtant, Socrate, faire de la rhétorique l’usage qui est celui de toute autre compétition de combat. [...]

Un pouvoir qui peut s’attaquer à tout le monde, tel est l’apanage de l’orateur par son verbe, qu’il peut aussi bien employer à n’importe quel sujet, et il a de ce fait un impact considérable de persuasion auprès des foules, en somme sur le thème qu’il voudra. Néanmoins, cela ne l’autorise pas à ôter aux médecins leur réputation, du fait qu’il en a le pouvoir, aux médecins ou aux autres métiers. Il doit user de l’éloquence selon la justice, tout comme des arts de combat. »

Platon, Gorgias (IVème siècle av. JC)

Heidegger : l'homme est un être de parole

Par Le 03/03/2022

« L’être humain parle. Nous parlons éveillés ; nous parlons en rêve. Nous parlons sans cesse, même quand nous ne proférons aucune parole, et que nous ne faisons qu’écouter ou lire ; nous parlons même si, n’écoutant plus vraiment, ni ne lisant, nous nous adonnons à un travail, ou bien nous abandonnons à ne rien faire. Constamment nous parlons, d’une manière ou d’une autre. Nous parlons parce que parler nous est naturel. Cela ne provient pas d’une volonté de parler qui serait antérieure à la parole. On dit que l’homme possède la parole par nature. L’enseignement traditionnel veut que l’homme soit, à la différence de la plante ou de la bête, le vivant capable de parole. Cette affirmation ne signifie pas seulement qu’à côté d’autres facultés, l’homme possède aussi celle de parler. Elle veut dire que c’est bien la parole qui rend l’homme capable d’être le vivant qu’il est en tant qu’homme. L’homme est homme en tant qu’il est celui qui parle. »

Martin Heidegger, Acheminement vers la parole (1959)