Articles de sgarniel
D. Hume - Tous les jugements de goût ne se valent pas
« Une cause évidente de ce que beaucoup ne parviennent pas à ressentir le véritable sentiment de la beauté est le manque de cette délicatesse d'imagination qui est requise pour prendre conscience de ces émotions fines. A cette délicatesse, tous prétendent : chacun en parle et réduirait volontiers toute espèce de goût ou de sentiment à sa propre norme. Mais, comme notre intention dans cet essai est de mêler quelque lumière de l'entendement aux impressions du sentiment, il sera opportun de donner une définition plus précise de la délicatesse, que celle que nous avons tenté de présenter jusqu'ici.
[…] Bien qu’il soit assuré que la beauté et la difformité, plus encore que le doux et l’amer, ne peuvent pas être des qualités inhérentes aux objets, mais sont entièrement le fait du sentiment interne ou externe, on doit reconnaître qu’il y a certaines qualités dans les objets qui sont adaptées par nature à produire ces sentiments particuliers. […] Maintenant, comme ces qualités peuvent exister à un faible degré, ou bien peuvent être mélangées et confondues les unes avec les autres, il arrive souvent que le goût ne soit pas assez affecté par des traits aussi délicats, ou ne soit pas capable de distinguer toutes les saveurs particulières, dans le désordre où elles sont présentées. Là où les sens sont assez déliés pour que rien ne leur échappe, et en même temps, assez aiguisés pour percevoir tout ingrédient introduit dans la composition : c’est là ce que nous appellerons délicatesse de goût, que nous employions ces termes selon leur sens littéral ou selon leur sens métaphorique ».
David Hume, De la norme du goût (1777)
W.F. Hegel - L'oeuvre d'art vient de l'esprit
« L’œuvre d’art vient donc de l’esprit et existe pour l’esprit, et sa supériorité consiste en ce que si le produit naturel est un produit doué de vie, il est périssable, tandis qu’une œuvre d’art est une œuvre qui dure. La durée présente un intérêt plus grand. Les événements arrivent, mais, aussitôt arrivés, ils s’évanouissent ; l’œuvre d’art leur confère de la durée, les représente dans leur vérité impérissable. L’intérêt humain, la valeur spirituelle d’un événement, d’un caractère individuel, d’une action, dans leur évolution et leurs aboutissements, sont saisis par l’œuvre d’art qui les fait ressortir d’une façon plus pure et plus transparente que dans la réalité ordinaire, non artistique. C’est pourquoi l’œuvre d’art est supérieure à tout produit de la nature qui n’a pas effectué ce passage par l’esprit. C’est ainsi que le sentiment et l’idée qui, en peinture, ont inspiré un paysage, confèrent à cette œuvre de l’esprit un rang plus élevé que celui du paysage tel qu’il existe dans la nature. Tout ce qui est de l’esprit est supérieur à ce qui existe à l’état naturel. »
W.F. Hegel, Esthétique (1831)
G. Simondon - L'homme est le chef d'orchestre...
« L'opposition dressée entre la culture et la technique, entre l'homme et la machine, est fausse et sans fondement ; elle ne recouvre qu'ignorance ou ressentiment. Elle masque derrière un facile humanisme une réalité riche en efforts humains et en forces naturelles, et qui constitue le monde des objets techniques, médiateurs entre la nature et l'homme. […]
Loin d'être le surveillant d'une troupe d'esclaves, l'homme est l'organisateur permanent d'une société des objets techniques qui ont besoin de lui comme les musiciens ont besoin du chef d'orchestre. »
Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques (1958)
J. Habermas - Le gouvernement par la technique
"Le progrès quasi autonome de la science et de la technique dont dépend effectivement la variable la plus importante du système, à savoir la croissance économique, fait [...] figure de variable indépendante. Il en résulte une perspective selon laquelle l'évolution du système social paraît être déterminée par la logique du progrès scientifique et technique. La dynamique immanente à ce progrès semble produire des contraintes objectives auxquelles doit se conformer une politique répondant à des besoins fonctionnels.
Or, une fois que cette illusion s'est effectivement bien implantée, la propagande peut invoquer le rôle de la science et de la technique pour expliquer et légitimer les raisons pour lesquelles, dans les sociétés modernes, un processus de formation démocratique de la volonté politique concernant les questions de la pratique « doit » nécessairement perdre toute fonction et céder la place aux décisions de nature plébiscitaire concernant les alternatives mettant tel ou tel personnel administratif à la tête de l'État. C'est la thèse de la technocratie [...]. »
Jürgen Habermas, La Technique et la Science comme idéologie (1963)
K. Marx - L'aliénation dans le travail
« Or, en quoi consiste l’aliénation du travail ?
D'abord, dans le fait que le travail est extérieur à l'ouvrier, c'est-à-dire qu'il n'appartient pas à son être ; que, dans son travail, l'ouvrier ne s'affirme pas, mais se nie; qu'il ne s'y sent pas satisfait, mais malheureux ; qu'il n'y déploie pas une libre énergie physique et intellectuelle [...]. C'est pourquoi l'ouvrier n'a le sentiment d'être à soi qu'en dehors du travail ; dans le travail, il se sent extérieur à soi-même. Il est lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il n'est pas lui. Son travail n'est pas volontaire, mais contraint. Travail forcé, il n'est pas la satisfaction d'un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. La nature aliénée du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu'il n'existe pas de contrainte physique ou autre, on fuit le travail comme la peste [...]. Enfin, l'ouvrier ressent la nature extérieure du travail par le fait qu'il n'est pas son bien propre, mais celui d'un autre, qu'il ne lui appartient pas ; que dans le travail l'ouvrier ne s'appartient pas à lui-même, mais à un autre. »
Karl Marx, Manuscrits de 1844
H. Jonas - Le Principe Responsabilité
« Un impératif adapté au nouveau type de l'agir humain et qui s'adresse au nouveau type de sujets de l'agir s'énoncerait à peu près ainsi : "Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre" ; ou pour l'exprimer négativement : "Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d'une telle vie" [...].
On voit sans peine que l'atteinte portée à ce type d'impératif n'inclut aucune contradiction d'ordre rationnel. Je peux vouloir le bien actuel en sacrifiant le bien futur. De même que je peux vouloir ma propre disparition, je peux aussi vouloir la disparition de l'humanité. […]. Ce n'est pas du tout facile, et peut-être impossible sans recours à la religion, de légitimer en théorie pourquoi nous n'avons pas ce droit, pourquoi au contraire nous avons une obligation à l'égard de ce qui n'existe même pas encore et ce qui "de soi" ne doit pas non plus être, ce qui du moins n'a pas droit à l'existence, puisque cela n'existe pas. Notre impératif le prend d'abord comme un axiome sans justification.
D'autre part il est manifeste que le nouvel impératif s'adresse beaucoup plus à la politique publique qu'à la conduite privée, cette dernière n'étant pas la dimension causale à laquelle il peut s'appliquer. L'impératif catégorique de Kant s'adressait à l'individu et son critère était instantané. »
Hans Jonas, Le Principe Responsabilité (1979)