Articles de sgarniel
M. Heidegger - L'Art permet de rompre avec l'utilité
« Pourtant le sculpteur use bien de la pierre comme le fait, encore qu’à sa manière, le maçon. Mais il ne l’utilise pas. Cela n’arrive en un sens que lorsque l’œuvre échoue. De même, le peintre use bien de couleurs, mais de telle sorte que leur coloris non seulement n’est pas consommé, mais parvient par là-même à l’éclat.
Et le poète use bien de mots, mais non pas comme ceux qui parlent ou écrivent communément et, ainsi usent nécessairement les mots. Il en use de telle sorte que le mot devient et reste vraiment une parole. »
Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art » (1949)
A. de Tocqueville - La passion pour l'égalité
« La première et la plus vive des passions que l’égalité des conditions fait naître, je n’ai pas besoin de le dire, c’est l’amour de cette même égalité. On ne s’étonnera donc pas que j’en parle avant toutes les autres.
Chacun a remarqué que, de notre temps, et spécialement en France, cette passion de l’égalité prenait chaque jour une place plus grande dans le cœur humain. On a dit cent fois que nos contemporains avaient un amour bien plus ardent et bien plus tenace pour l’égalité que pour la liberté ; mais je ne trouve point qu’on soit encore suffisamment remonté jusqu’aux causes de ce fait. [...]
Le goût que les hommes ont pour la liberté et celui qu’ils ressentent pour l’égalité sont, en effet, deux choses distinctes, et je ne crains pas d’ajouter que, chez les peuples démocratiques, ce sont deux choses inégales. [...] La liberté s’est manifestée aux hommes dans différents temps et sous différentes formes ; elle ne s’est point attachée exclusivement à un état social, et on la rencontre autre part que dans les démocraties. Elle ne saurait donc former le caractère distinctif des siècles démocratiques.
Le fait particulier et dominant qui singularise ces siècles, c’est l’égalité des conditions ; la passion principale qui agite les hommes dans ces temps-là, c’est l’amour de cette égalité.
Les maux que l’extrême égalité peut produire ne se manifeste que peu à peu ; ils s’insinuent graduellement dans le corps social ; on ne les voit que de loin en loin, et, au moment où ils deviennent le plus violents, l’habitude a déjà fait qu’on ne les sent plus. [...]
L’égalité fournit chaque jour une multitude de petites jouissances à chaque homme. Les charmes de l’égalité se sentent à tous moments, et ils sont à la portée de tous ; les plus nobles cœurs n’y sont pas insensibles, et les âmes les plus vulgaires en font leurs délices. La passion que l’égalité fait naître doit donc être tout à la fois énergique et générale.
Les hommes ne sauraient jouir de la liberté politique sans l’acheter par quelques sacrifices, et ils ne s’en emparent jamais qu’avec beaucoup d’efforts. Mais les plaisirs que l’égalité procure s’offrent d’eux-mêmes. Chacun des petits incidents de la vie privée semble les faire naître, et, pour les goûter, il ne faut que vivre.
Les peuples démocratiques aiment l’égalité dans tous les temps, mais il est de certaines époques où ils poussent jusqu’au délire la passion qu’ils ressentent pour elle. Ceci arrive au moment où l’ancienne hiérarchie sociale, longtemps menacée, achève de se détruire, après une dernière lutte intestine, et que les barrières qui séparaient les citoyens sont enfin renversées. Les hommes se précipitent alors sur l’égalité comme sur une conquête, et ils s’y attachent comme à un bien précieux qu’on veut leur ravir. La passion d’égalité pénètre de toutes parts dans le cœur humain, elle s’y étend, elle le remplit tout entier. Ne dites point aux hommes qu’en se livrant aussi aveuglément à une passion exclusive, ils compromettent leurs intérêts les plus chers ; ils sont sourds. Ne leur montrez pas la liberté qui s’échappe de leurs mains, tandis qu’ils regardent ailleurs ; ils sont aveugles, ou plutôt ils n’aperçoivent dans tout l’univers qu’un seul bien digne d’envie. [...]
Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté ; livrés à eux-mêmes, ils la cherchent, ils l’aiment, et ils ne voient qu’avec douleur qu’on les en écarte. Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l’égalité dans la liberté, et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage. Ils souffriront la pauvreté, l’asservissement, la barbarie, mais ils ne souffriront pas l’aristocratie.
Ceci est vrai dans tous les temps, et surtout dans le nôtre. Tous les hommes et tous les pouvoirs qui voudront lutter contre cette puissance irrésistible seront renversés et détruits par elle. De nos jours, la liberté ne peut s’établir sans son appui, et le despotisme lui-même ne saurait régner sans elle. »
Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique (1830)
Aristote - L'homme est un animal politique
La communauté achevée formée de plusieurs villages est une cité dès lors qu’elle a atteint le niveau de l’autarcie pour ainsi dire complète ; s’étant constituée pour permettre de vivre, elle permet une fois qu’elle existe de mener une vie heureuse. Voilà pourquoi toute cité est naturelle puisque les communautés antérieures [la famille, le village, les premières cités et les tribus soumises à un roi] dont elle procède le sont aussi.[…]
"Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain […] Car un tel homme est du coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu de tric trac. C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en communs c’est ce qui fait une famille et une cité."
Aristote, Les Politiques (IVe s av JC)
F. Engels - L'Etat cache les luttes sociales
« L’État n’est donc pas un pouvoir imposé du dehors à la société ; il n’est pas davantage « la réalité de l’idée morale », « l’image et la réalité de la raison », comme le prétend Hegel. Il est bien plutôt un produit de la société à un stade déterminé de son développement ; il est l’aveu que cette société s’empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s’étant scindée en oppositions inconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’ « ordre » ; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’État. […].
Comme l’État est né du besoin de refréner des oppositions de classes, mais comme il est né, en même temps, au milieu du conflit de ces classes, il est, dans la règle, l’État de la classe la plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, grâce à lui, devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe opprimée. C’est ainsi que l’État antique était avant tout l’État des propriétaires d’esclaves pour mater les esclaves, comme l’État féodal fut l’organe de la noblesse pour mater les paysans serfs et corvéables, et comme l’État représentatif moderne est l’instrument de l’exploitation du travail salarié par le capital. »
Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884)
F. Hegel - L'Etat libère l'individu
« Parmi les erreurs qui passent pour des vérités établies et sont devenues des préjugés, nous rencontrons d'abord l'opinion que l'homme est libre naturellement, mais que dans la société, et dans l'Etat où il entre nécessairement en même temps, il doit restreindre cette liberté naturelle [...] En ce sens on admet un état de nature où l'homme est représenté en possession de ses droits naturels dans l'exercice illimité de sa liberté.
Mais la liberté n'est pas comme un état immédiat et naturel, elle doit bien plutôt être acquise et conquise, et certes, grâce à une intervention infinie de l'éducation du savoir et du vouloir. C'est pourquoi l'état de nature est plutôt celui de l'injustice, de la violence, de l'instinct naturel indompté, des actions et des sentiments inhumains. La société et l'Etat imposent assurément des bornes, limitent ces sentiments informes et ces instincts grossiers [...]. Mais cette limitation est la condition même d'où sortira la délivrance ; et l'Etat comme la société sont les conditions dans lesquelles bien plutôt la liberté se réalise. »
Friedrich Hegel, Leçons sur la philosophie de l’Histoire (1837)
J. Habermas - Rôle de la solidarité
« Les sociétés modernes disposent de trois ressources à partir desquelles elles peuvent subvenir à leurs besoins de régulation : l’argent, le pouvoir et la solidarité. Il serait nécessaire qu’il y ait un rééquilibrage de leurs sphères d’influence.
Je veux dire par là que la puissance d’intégration sociale que représente la solidarité, face aux "puissances" qu’incarnent les deux autres formes de ressource régulatrice – argent et pouvoir administratif -, devrait pouvoir être affirmée. Ainsi les domaines de la vie ayant spécialement pour fonction de léguer les valeurs transmises et le savoir culturel, d’intégrer les groupes et de socialiser les adolescents n’ont-ils jamais cessé de dépendre de la solidarité.
Il faudrait maintenant que se crée, à partir de la même source, une volonté politique qui puisse influer sur le tracé des frontières et sur les échanges entre, d’un côté, ces domaines de la vie structurés par la communication, et, de l’autre, l’Etat et l’économie ».
Jürgen Habermas, Ecrits politiques (1990)